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La pédiatre, le général et le milliardaire
Michelle Bachelet. A 55 ans, elle devient la première femme présidente du Chili
Publié dans El Watan le 19 - 01 - 2006

« Dans l'histoire, les personnages qui n'ont pas eu la tête coupée et ceux qui n'ont pas fait couper les têtes disparaissent sans laisser de traces. Il faut être victime ou bourreau ou sans aucune importance. »
Paul Valery
Entre la pédiatre et le milliardaire, le duel paraissait inégal. Mais le peuple a fait son choix. Finalement, c'est la candidate socialiste qui l'a emporté avec 53% des suffrages devant son (infortuné ?) adversaire Sebastian Pinera, représentant de la droite, surnommé dans le pays la locomotive et à l'étranger le Berlusconi chilien. Même s'il dit se démarquer de Pinochet et de sa pitoyable dictature, cet économiste de 56 ans, qui possède une chaîne de télévision et des biens considérables, a été quelque peu rattrapé par son passé. Il a dû s'incliner, et fair-play, il a accepté le verdict des urnes en allant féliciter l'heureuse lauréate. Michelle Bachelet, 54 ans, ancienne ministre de la Santé et de la Défense, a finalement séduit par son programme axé sur le social, car, estime-t-elle, « il y a trop de disparités et le fossé est grand entre les riches et les pauvres, malgré une croissance annuelle de 5% ». Mais cette élection suscite quelques interrogations. Dans un Chili encore marqué par les séquelles de la dictature, dominé par les cathos et les machos, comment une mère célibataire, vivant seule, a-t-elle pu accéder à la magistrature suprême ? Comment a-t-elle pu dépasser son statut de femme et imposer une ligne idéologique qui avait fait long feu sous Salvador Allende, son modèle et dont elle se réclame l'héritière politique. Candidate de la coalition de centre gauche au pouvoir depuis 16 ans, qui réunit outre les partisans du PS, les démocrates chrétiens et les radicaux, Michelle Bachelet est la fille d'un général d'aviation d'origine française, mort sous le régime de Pinochet. C'est à lui qu'iront ses premières pensées lors de la proclamation des résultats.
Une victoire historique
« S'il y a quelqu'un qui serait fier de sa fille, c'est bien mon papa qui a tant lutté pour ce pays, mais qui est mort sous la torture sous l'innommable régime qui a dirigé le Chili au début des années 1970. » Dans le gouvernement du président Allende, son père le général Alberto Bachelet fut nommé à la tête du bureau de distribution de produits alimentaires. Après le coup d'Etat du 11 septembre 1973, accusé de trahison par Pinochet, il fut détenu et torturé. En mars 1974, il décéda d'un arrêt cardiaque dû aux mauvais traitements, tandis que son épouse et sa fille étaient également incarcérées et torturées dans un autre centre de détention de Santiago. En 1979, après avoir été libérées par le régime, la veuve et la fille du général Bachelet se réfugièrent en Australie où vivait son frère depuis 1969. Puis Michelle partit étudier l'allemand à Leipzig et poursuivre ses études de médecine à l'université de Berlin. En Allemagne de l'Est, Michelle s'y est mariée avec un architecte chilien, Jorge Davalos, père de ses deux premiers enfants, Sebastian et Francisca, âgés de 27 et 21 ans. Dans les années 1990, elle vit avec un médecin, Anibal Henriquez, dont elle aura une fille Sofia, aujourd'hui âgée de 12 ans. Après l'Allemagne, elle retourne au Chili en 1979 pour y achever ses études sanctionnées par le diplôme de chirurgien. Elle s'est spécialisée dans la pédiatrie. C'est à cette époque qu'elle s'est engagée en politique militant pour le rétablissement de la démocratie, tout en participant à des ONG d'aide aux enfants des personnes torturées et disparues. Après la restauration de la démocratie en 1990, elle a bénéficié d'une bourse aux Etats-Unis pour se perfectionner dans les techniques de l'armement. Puis elle exerce au ministère de la Santé et à l'Organisation mondiale de la santé. C'était là, le point d'orgue d'un parcours entamé au milieu des années 1970, lorsqu'elle adhère au parti socialiste chilien. Elle en devient membre du comité central en 1995 et membre du bureau politique de 1995 à 2000. En 1996, sous les couleurs socialistes, elle se présenta aux municipales à Las Condes dans la banlieue de Santiago. Le résultat est lamentable, à peine 2,35% des suffrages. Le 7 janvier 2002, elle est nommée ministre de la Défense par le président Ricardo Lagos, une surprise dans un pays dominé par les hommes ! Le regain de popularité et le soutien indéfectible du président Lagos incitèrent Michelle à briguer la présidence ! « Elle a le charisme, l'expérience et elle croit en tout ce qu'elle fait. Ce sont là des atouts qui pourront la propulser devant le palais présidentiel », a suggéré un de ses anciens collègues au gouvernement. Dimanche 15 janvier au soir de la victoire, Michelle ne cachait pas son bonheur : « Vous vous rendez compte, c'est une victoire historique, car c'est la première fois en Amérique du Sud qu'une femme est élue présidente au suffrage universel direct. Qui aurait cru il y a dix ans, il y a cinq ans, qu'un tel résultat se produirait ? Ce sont des moments extraordinaires que vit actuellement le Chili. » « Michelle », comme l'appellent affectueusement ses concitoyens, devient ainsi la cinquième femme parvenue à la magistrature suprême en Amérique Latine, après Isabel Peron en Argentine de 1974 à 1976, Violeta Chamorro, présidente de la République du Nicaragua de 1990 à 1996, Janet Jagan, présidente de la Guyane de 1997 à 1999 et Mireya Moscoso, présidente de la République de Panama de 1999 à 2004.
Socialiste, divorcée et femme
Pédiatre de formation, cette mère de trois enfants, mariée deux fois, va devoir diriger un pays catholique de 16 millions d'habitants qui n'a légalisé le divorce qu'en 2004. « Femme, divorcée, socialiste agnostique, tous les péchés réunis », plaisante-t-elle. De son expérience de prisonnière politique, elle parle peu, même si elle a reconnu que « la violence était entrée dans ma vie et détruit ce que j'aimais. » Ayant le sens de la répartie, elle sait répondre aux journalistes qui osent des questions embarrassantes. Ainsi, a-t-elle répondu avec humour, à la question machiste d'un journaliste sur ce qu'elle allait faire sans petit ami, ni tendresse pour surmonter les difficultés de sa tâche à la tête de l'Etat. « Cela m'enchanterait si vous aviez ici devant vous un homme que vous lui posez la même question, et c'est là tout le défi qu'à l'avenir vous posiez ce genre de question aux hommes », a rétorqué la présidente, le sourire aux lèvres. « Demandez donc aux ministres que je vais nommer, comment ils s'arrangent pour voir leurs enfants puisqu'ils devraient les voir aussi », a-t-elle poursuivi. Car « hommes et femmes devraient prendre en charge la famille et c'est à cela que je veux contribuer ». « Michelle a bénéficié du vote massif des femmes, qui, traditionnellement, votaient à droite par peur du changement », relève l'économiste Roberto Pizario. Mais tout compte fait, le Chili donne de lui l'image d'un pays sage, à l'abri des crises économiques. La pauvreté a reculé depuis le retour de la démocratie, mais les inégalités se sont accrues. L'éducation par exemple coûte les yeux de la tête à tous ceux qui rêvent d'ascenseur social, tout comme l'accès aux soins. Le système de retraite privatisé à grandes pompes dans les années 1980 est une bombe à retardement, reconnaît un cadre de l'administration. Ce sont autant de défis que la présidente doit relever. « Je veux créer un nouveau style de gouvernement, citoyen, proche, participatif, ouvert au débat. Je m'engage à poursuivre la politique de l'économie de marché, qui a fait de l'économie du Chili l'une des plus fortes de la région. Nous continuerons sur la même voie », a-t-elle assuré. Elle se veut à l'écoute des gens, d'où son slogan de campagne, « Je suis avec toi ». Mme Bachelet, qui parle anglais, français, allemand, espagnol et portugais, n'est pourtant pas ménagée par ses détracteurs. La télévision par exemple ne manque pas de critiquer sa tendance à l'obésité alors que beaucoup d'hommes ne voient pas d'un bon œil « cette femme qui se met en pantalon ». Pourtant, ne serait-ce qu'eu égard à son passé militant, très riche, elle mérite plus de respect. Des critiques, elle n'en a cure. « Au gouvernement, j'ai travaillé dur pour que l'on ait confiance en moi, non pas en tant que femme ministre, mais comme ministre qui travaille pour obtenir ce dont le Chili a besoin », explique-t-elle.
Changement de mentalité
« Mon histoire personnelle, confie-t-elle, se confond avec l'histoire chilienne des trente dernières années, marquées par la douleur, mais aussi la capacité de tirer des enseignements d'expérience difficile et de valoriser certaines choses comme le respect pour toutes les idées et toutes les personnes. » Avec son élection, elle rejoint les rangs des dirigeants d'Amérique latine des leaders de gauche tels que le Vénézuélien Hugo Chavez, le Brésilien Lula et le Bolivien Evo Morales, récemment élu. Chavez a déclaré son admiration pour sa future homologue. « Je suis un très bon ami de Mme Bachelet, a-t-il dit. C'est une héroïne. » Quant au général Pinochet, âgé de 90 ans, il n'a guère suivi la campagne. Le Chili n'a pas encore soldé tous les comptes avec le vieux dictateur. Virage à gauche de l'Amérique du Sud ? Le Venezuela, l'Argentine, l'Uruguay, la Bolivie, le Brésil et peut-être le Costa Rica, le Pérou, le Mexique et le Nicaragua. Mais y a-t-il un dénominateur commun entre tous ces pays ? « L'élection de Bachelet est le symptôme d'un changement de mentalités en profondeur. Elle montre que quinze ans après le passage à la démocratie, le Chili s'est profondément modernisé », fait savoir Renée Fregosi, maître de conférences à l'institut des hautes études sur l'Amérique Latine, avant d'ajouter : « Comme son prédécesseur Ricardo Lagos, Bachelet va défendre le renforcement de la concertation régionale en essayant de limiter les inégalités sociales. » C'est précisément le leitmotiv de la présidente qui a déclaré : « Le Chili a besoin de s'unir derrière les objectifs de réduction de la pauvreté et de création d'opportunités plus équitables, de sorte que chacun puisse bénéficier de ce que le pays a à offrir. » Tout un programme...
Parcours
Veronica Michelle Bachelet est née le 29 septembre 1951 à Santiago du Chili. La popularité de cette mère célibataire de trois enfants, nés de deux pères différents, dont elle est séparée dans un pays qui n'a légalisé le divorce qu'en 2004, a surpris plus d'un. Michelle a sillonné tout le Chili pendant son enfance au gré des mutations de son père pilote militaire. En 1970 elle débute ses études de médecine et entre à la jeunesse socialiste. Son père, très proche d'Allende, est arrêté après le coup d'Etat de 1973 et mourra six mois plus tard torturé par ses pairs. Arrêtée et torturée avec sa mère, elles sont relâchées. Elles s'exilent en Australie et en Allemagne de l'Est. En 1979, elle retourne au Chili où elle exerce dans le domaine de la santé. En 2000, le président Lagos lui confie le ministère de la Santé et une grande réforme du secteur. En 2002, elle est la première femme ministre de la Défense d'Amérique latine, et lors du 30e anniversaire du putsch, elle favorise une réconciliation historique entre civils et militaires, ce qui lui vaut une popularité croissante. Encouragée par son parti et ses alliés, elle décroche le poste de présidente avec 53% des suffrages, contre 46% à son concurrent représentant de la droite, un milliardaire modéré qui est venu la féliciter lors de la proclamation des résultats. Michelle sera investie officiellement le 23 mars prochain lors d'une cérémonie où elle prêtera serment.


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