A quelques semaines d'intervalle, Romain Rolland se rappelle aux souvenirs de ceux qui, comme moi, l'avaient oublié. La référence est explicite d'abord dans le délicieux roman de Daï Sijié, Balzac et la Petite tailleuse chinoise, qui vous racontait, ici même, l'histoire douloureuse de deux étudiants expédiés par le Grand Timonier sur la plus haute des montagnes de Chine pour y être rééduqués par des paysans pauvres convertis à la culture maoïste après celle de l'opium. Sur la montagne du Phénix du Ciel, située tout là-haut, en une position extrême dont le pendant pourrait bien être, tout en bas, dans les profondeurs de la terre, le purgatoire censé ouvrir les portes des enfers, Luo et son camarade étaient mis à l'épreuve, pour notre grand bonheur, par un écrivain pistant le filon livresque pour assurer la rédemption d'une adolescence doublement perdue, aussi bien dans une histoire événementielle qui la dépassait largement, que dans l'autre histoire, la petite, celle où nous souffrons d'amour aussi sûrement que la Révolution, détruit ce qui existe sans pour autant garantir le bonheur. Souvenez-vous ! Elle était si jolie la petite tailleuse chinoise qui découvrait, grâce à Balzac, que la beauté n'a pas de prix. Abandonnant la montagne, sa machine à coudre et ses deux amoureux, la belle descendait en ville, métamorphosée, les cheveux coupés et la taille serrée dans un tailleur moderne, brisant à jamais le cœur des deux garçons qui poursuivaient sans elle leur « redressement » salutaire et historique, dégoûtés peut-être à jamais des effets foudroyants de certaines lectures. Balzac était au centre du roman de Daï Sijié pour faire valoir l'idée que les livres sont des objets importants dans notre existence. Loin de nous couper du réel, certains d'entre eux ont la faculté de nous y renvoyer avec une brutalité parfois positive, même si ça fait mal. Ceux de Balzac, bien sûr, mais aussi ceux de Romain Rolland dont je n'ai rien dit au moment de ma première lecture parce que je croyais que cette seconde référence brouillerait la piste sur laquelle je suivais à la trace les pas menus de la jolie petite tailleuse, briseuse d'illusions et de tabous. Ce n'est peut-être pas vrai aujourd'hui. Dans la malle au trésor volé à leur copain binoclard, le narrateur de Daï Sijié découvre le premier des 4 volumes de Jean-Christophe. Comme il s'agissait de la vie d'un musicien, et que lui-même était joueur de violon, l'étudiant en rééducation ouvre le roman et malgré sa longueur, il ne le lâche plus. « Jean-Christophe, avec son individualisme, sans aucune mesquinerie, fut pour moi une révélation salutaire. Sans lui, je ne serais jamais parvenu à comprendre la splendeur et l'ampleur de l'individualisme. » La citation éclaire désormais la route de la petite tailleuse d'une lumière étincelante. Appelée aux splendeurs d'une courtisane balzacienne, la jeune femme apporte la preuve que l'individualisme est une qualité puissante. L'ampleur d'une destinée citadine, qui fracasse l'archaïsme d'une destinée « céleste » sur la montagne millénaire, ouvre la voie à une lecture renouvelée du roman de Daï Sijié, grâce à Romain Rolland. Mais ce n'est pas tout. Le phénomène « rollandien », à l'instar du balzacien, poursuit ses effets jusque dans la pauvre tête éduquée et rééduquée de l'étudiant chinois qui « ignorait qu'on pût lutter seul contre le monde entier ». C'était donc cela la substantifique leçon du grand écrivain français oublié. Il ne fallait pas entendre l'individualisme comme quelque chose de forcément mauvais, mais en comprendre les bienfaits en le cadrant dans une existence de lutte et d'épreuve, y compris pour la petite tailleuse. Si ce que l'on est, un individu, ne se manifeste pas dans une réalité qui nous interdit d'être, c'est tant pis pour nous, et c'est ce qui arrive à la majorité des individus qui forment ce que Bachelard appelle la « masse visqueuse ». Placé dans son contexte chinois de « rééducation » forcée, le Jean-Christophe de Romain Rolland était le livre rêvé pour la jeune graine de résistants qu'étaient les trois jeunes gens en quête d'une vie possible dans un monde inacceptable. Et voilà que ce même Jean-Christophe, je le retrouve dans ce qui n'est pas une fiction, mais la vraie vie d'un écrivain roumain : Panaït Istrati, qui se donne l'occasion d'une actualité dans la dernière livraison du Monde (6 janvier 2006). Né en 1884 et mort en 1935, Panaït Istrati me rappelle Nazim Hikmet. Sur ces deux-là, a soufflé, généreux et oriental, le vent d'un romantisme révolutionnaire qui fait l'apologie de l'homme libre. Fils naturel d'une lavandière d'un port danubien et d'un contrebandier grec tué par des gardes-forestiers, alors qu'il n'avait pas bouclé sa première année, Panaït Istrati était sans doute destiné à une existence précaire et vagabonde. Pas d'école, pas de toit fixe et permanent. Sa maison, c'est les Balkans, l'Egypte, l'Europe. Son programme d'autoenseignement est aussi vaste et difficile que la rééducation chinoise sur la montagne du Phénix du ciel. Partout un même constat : « misère, manque d'abri, poux, mégots ». Partout, des luttes à mener et tout le temps, la tentation du renoncement à l'épreuve du monde. En 1919, le jeune roumain a appris le français et il découvre, ébloui, Jean-Christophe de Romain Rolland qui, sans doute, l'a conforté dans la position forte d'un individualisme nécessaire. En 1921, il a 25 ans, et il n'en peut plus de ces « vingt-cinq ans de lutte avec la vie ». Il tente de se suicider en se tranchant la gorge. Suicide raté. On le sauve in extremis et on trouve sur lui une lettre adressée à Romain Rolland. La lettre est expédiée, et Romain Rolland rudoie le désespéré : « Je n'attends pas de vous des lettres exaltées. J'attends l'œuvre ! Réalisez l'œuvre, plus essentielle que vous, plus durable que vous, dont vous êtres la gousse. » Et c'est ainsi que Panaït Istrati est né écrivain, en publiant en 1923, à près de 40 ans, son premier roman : Kyra Kyralina. Bouleversant. Exalté par le Jean-Christophe de Romain Rolland, l'écrivain roumain réalise à son tour une œuvre exaltante, tout comme Daï Sijié, dont il ne fait pas de doute que son jeune narrateur étudiant est son alter ego. Voilà comment la force des idées passe à travers les livres pour atteindre les lecteurs qui deviendront peut-être un jour des auteurs réalisant l'œuvre, dont ils sont la gousse. De tous ceux-là, qu'ils soient français, roumains ou chinois, nous attendons qu'ils nous redisent combien l'individualisme est la seule voie dans un monde qui scande l'antienne nouvelle : misère, médiocrité, désert d'hommes. Désespérés ? Oui, mais pas au point de se trancher la gorge. On mourra de toutes façons. On souffre déjà. Apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul au besoin contre tous. Etre ce qu'on doit être : un homme. Splendeur et ampleur du moi qui écoute la parole de Goethe : « Meurs et deviens. »