Les racines chrétiennes de l'Europe et la non-admission dans l'Union européenne de la Turquie parce qu'elle est trop musulmane, sont deux des traits caractéristiques du renfermement de l'Europe sur des valeurs estimées historiques. Pourtant, les musulmans ne sont pas une nouveauté en Europe. Un travail universitaire dénoue les fils de cet imbroglio. Les musulmans dans l'histoire de l'Europe, une intégration invisible, tel est le sujet du premier tome d'un ouvrage qui en comptera deux, paru ces jours-ci, à Paris, aux éditions Albin Michel, dans la collection Bibliothèque histoire. Un musulman peut-il être Européen ? Dès les premières pages de l'introduction, les auteurs resituent la problématique, mettant en cause l'idée que l'«immigration» musulmane en Europe soit «un effet induit des expériences coloniales du XIXe siècle», ou encore «des flux de réfugiés politiques originaires des pays islamiques». Pour Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent qui ont conduit les recherches, «il se trouve là une erreur ou une illusion historique à réfuter». Le musulman a aussi été européen. Cette thèse est réfléchie, analysée, mise en perspective tout au long des études livrées dans cet ouvrage. Qu'un musulman puisse être européen, «cette interrogation, qui n'a été formulée explicitement qu'avec l'irruption sur la scène politique du débat sur l'entrée de la Turquie dans l'Europe, se posait déjà au Moyen-Age et à l'époque moderne. Pourtant, un préjugé tenace voudrait que les musulmans aient été quasiment absents d'Europe jusqu'au XIXe siècle, les flux de circulation ou d'immigration étant tous tributaires de la colonisation». Il s'agit d'aller contre les idées reçues, parmi lesquelles «la certitude que la confrontation de l'Europe occidentale à une présence de l'Islam et de musulmans sur ses territoires est une réalité récente, voire contemporaine». «La remontée dans le cours de l'histoire prouve aisément le contraire. Parmi les titres de chapitre on peut citer : ‘‘Un Turc à Turin entre XVII et XVIIIe siècles'' ; ‘‘ les musulmans dans la France du début du XIXe siècle'' ; ‘‘le contrôle des étrangers en France sous Louis XVI'' ; ‘‘asymétries méditerranéennes, présence et circulation des marchands entre Alger, Tunis et Marseille'' ; ‘‘esclaves et commerçants musulmans à Livourne'' … sans oublier bien entendu, l'Espagne et la présence pendant plusieurs siècles d'une civilisation musulmane féconde, qui ne pouvait pas avoir de liens avec son voisinage». A cela, il faut ajouter les individualités qui transitent d'un continent à l'autre, et que le contrôle policier des étrangers note sur des registres. En France, c'est le cas depuis Louis XVI. La thématique posée, opposant des arguments scientifiques, les études réunies dans les 650 pages de cet ouvrage pertinent, démontre que «des musulmans ont été intégrés par milliers aux sociétés d'Europe occidentale, mais que ce fait est passé inaperçu. Cette invisibilité nous apprend que, loin d'être contemporaine, la question de la présence de l'Islam dans l'espace public et celle de la pratique du culte musulman sont anciennes et enfouies. Ce premier volume d'une vaste enquête sur l'histoire de la présence musulmane en Europe a l'ambition d'expliquer pourquoi cette réalité est restée ignorée et à quelles difficultés on se heurte à vouloir définir un ‘‘musulman dans un contexte européen'', ce qui, aujourd'hui comme hier, pose des problèmes éthiques et politiques». Une thèse qui malgré son caractère avant tout universitaire peut être largement lue par un grand public sevré d'histoire réelle dans un monde où l'oubli, doublé d'idéologie, domine. * Les musulmans dans l'histoire de l'Europe, tome 1, Une intégration invisible, collectif sous la direction de Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent, collection « Bibliothèque Albin Michel histoire, Paris, octobre 2011, 646 pages, 29 euros. **Les auteurs sont Jocelyne Dakhlia, historienne, spécialiste du Maghreb, directrice d'études à l'EHESS, tout comme Bernard Vincent, ancien directeur du Centre de recherches historiques, qui a consacré ses travaux à l'histoire des minorités ethniques et religieuses.