« Ne révélez pas mes origines. Ne dites pas que je suis turc. Dites que je suis ottoman » Edouard Balladur (Ex-Premier ministre français) Il a été Premier ministre avant de présider au département des Affaires étrangères de son pays. A ce titre, il a eu cette semaine la lourde tâche d'aller au grand Duché du Luxembourg pour défendre le dossier de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Fondateur de l'AKP, le parti de la justice et du développement (islamiste), cet économiste de 55 ans est fier de son parcours en politique. Lorsqu'il présidait le gouvernement, il avait refusé le passage des troupes américaines, avant la deuxième guerre du Golfe. Il dit se sentir pleinement européen et il s'en explique : « La véritable révolution silencieuse imposée à la Turquie pour entrer dans l'Union a été menée de longue date par mon parti. Nous avons élargi partout les libertés. Et même si l'Europe se trompe sur notre image, c'est notre parti qui incarne le mieux ses valeurs. Nous portons l'âme de l'union et nous sommes un parti musulman ! C'est d'une importance fondamentale. Notre rôle est exemplaire et je me sens complètement européen... » L'adhésion à l'Europe de la Turquie est un sujet récurrent jusqu'à devenir une obsession. Pourquoi donc Ankara met-elle autant d'énergie pour s'intégrer pleinement dans le Vieux Continent ? Pour Gül, il n'y a pas de secret : « La Turquie qui veut entrer dans l'Union européenne ? Cela n'a rien de neuf puisque le processus remonte aux années 1960. Souvenez-vous après la chute du mur de Berlin, toute l'Europe de l'Est a demandé à passer à l'Ouest du jour au lendemain. L'entrée dans cette sphère est un élément essentiel de notre stratégie de modernisation. Nous souhaitons que la Turquie adopte les valeurs européennes, celles de la démocratie et de modernité. » Gül réfute l'argumentaire de ses adversaires qui se basent sur la géographie pour disqualifier la Turquie, présentée comme un pays d'Asie mineure. Cette vision des choses ressort à chaque fois dans les négociations, symbolisant le « rejet » d'un corps étranger. Gül rappelle que « la Turquie a toujours été un pays d'Europe qui a participé à la fondation du Conseil de l'Europe qui est membre européen de l'Unesco, de l'OCDE et de tous les organismes internationaux. La Turquie est par ailleurs affiliée à toutes les ligues sportives européennes, du foot au basket, en passant par le volley et la boxe. Cela remonte à 1945 et à l'époque, ça allait de soi. Certains ont l'air de le découvrir et s'insurgent qu'on veuille nous ‘‘importer'' en Europe. Cela évidemment nous froisse ». A la question de savoir si la religion n'était pas un frein à cette adhésion, Gül dira que le facteur religieux joue certes un rôle mais que les valeurs de l'Union européenne ne reposent pas sur la foi, mais sur la démocratie, les droits de l'homme, la liberté d'expression et la laïcité ! Etre musulman est un atout « Le fait que notre population soit musulmane devient un atout pour l'Union que sa diversité renforcera et rendra plus crédible dans sa volonté de gérer les affaires mondiales. La Turquie n'est pas qu'un pays musulman. C'est aussi un pays moderne et démocratique et le fait qu'une puissante nation musulmane remplisse les critères démocratiques de l'Union est un événement géostratégique considérable, une contribution déterminante à la paix mondiale. » Fin juin 2004. Istanbul accueille un sommet de l'Otan. Reçu par le président turc Ahmet Sezer, Chirac déclarait « soutenir le début des pourparlers pour une admission complète de la Turquie à l'Union européenne ». Le président français ira même jusqu'à préciser : « Le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE est un processus irréversible. » Cependant, la famille gaulliste est divisée, car du côté de Sarkozy, c'est un autre son de cloche qui semble faire recette au sein de l'opinion française. Dans la foulée de ses déclarations, Chirac signe le contrat de vente à la Turquie de 33 Airbus ! Depuis, et sans doute dans un souci de politique intérieure, Chirac change de cap pour se retrouver à la tête du front anti-turc ; ce qui, à l'évidence, a irrité la classe dirigeante turque, surprise par cette volte-face. Alors que Shröder et Blair continuent d'affirmer que la candidature de la Turquie est nécessaire pour l'avenir de l'Europe, Chirac se démarque d'une manière qui a autant choqué que la position autrichienne qui ne donne pratiquement aucune chance aux Turcs. D'ailleurs le quotidien à grand tirage Hurriyet n'a pas manqué, à ce sujet, d'évoquer le conflit historique, opposant l'empire ottoman à l'Europe chrétienne en qualifiant de tactique dilatoire l'attitude de l'Autriche lors des marchandages au Luxembourg « valse viennoise ». « Par deux fois dans l'histoire, la Turquie a été stoppée net dans son élan aux portes de Vienne, mais cette fois-ci, la Turquie prend la route de la paix et de l'unité avec l'Europe. » Ces positions avaient exaspéré au plus haut point à Istanbul. Gül avait même menacé de ne pas se rendre à Luxembourg si d'aventure, les conditions drastiques imposées avant les négociations étaient maintenues. Des conditions drastiques Depuis, beaucoup d'eau a coulé dans le Bosphore et lundi dernier tout est rentré dans l'ordre, puisque les négociations ont été entamées dans la sérénité dans le Grand Duché. Les Istanbuliotes sont captés par le sujet. La jeune comédienne turque qui monte Tuzunatas ne va pas par quatre chemins pour dire ses vérités : « C'est méprisant et absurde. Vous devriez changer votre nom : au lieu d'Union européenne, vous devriez vous rebaptiser Union chrétienne, avec une conception très moderne du christianisme, ni charité, ni générosité, mais toute l'hypocrisie de ceux qui se disent chrétiens et ne vont à la messe que pour les funérailles du voisin. » Pour Mehmet Ali Birand, le présentateur vedette de la télévision turque, « la question de l'adhésion traîne en longueur, tout le monde s'est un peu lassé. Le sujet revient à la une de l'actualité au gré des crises et des rebuffades des deux camps ». « Pour moi, renchérit-il, la seule voie de la Turquie est d'aller vers l'Europe. Il faut imiter son système, s'en inspirer est la meilleure arme contre le populisme, contre la tendance de certains hommes politiques à s'appuyer sur des minorités puissantes mais néfastes, pour conduire les affaires du pays. C'est aussi grâce à l'Europe que nous cultiverons notre singularité dans le monde musulman. » La romancière Ayse Kulin qui se présente comme ottomane et musulmane fustige les préjugés. Sur l'Europe, son avis est tranchant. S'adressant aux Européens, elle met en exergue le particularisme de son pays. « Vous nous avez montré du doigt au moment du tremblement de terre d'Izmit en 1999, mais quand je vois l'organisation des secours à la Nouvelle-Orléans, je me dis que ce n'était pas pire chez nous. L'Europe me faisait rêver il y a trente ans, mais aujourd'hui, le mythe est un peu écorné. » « Nous avons une histoire au moins aussi ancienne que la vôtre. Notre nourriture et notre hospitalité n'ont pas à rougir face à celles d'autres pays de l'Union européenne. Et pourtant, vous nous réservez un traitement de défaveur. » L'Europe, pas à n'importe quel prix ! « Istanbul et moi, on se ressemble », confie le célèbre footballeur français Nicolas Anelka, l'attaquant de Fenerbahce, club avec lequel il a remporté le championnat de Turquie l'an dernier. Formé au PSG, il a joué à Arsenal, au Real, à Liverpool et à Manchester City. « Désormais, je vis sur la rive asiatique dans une grande maison, à vingt minutes de l'entraînement, comme du stade. Je suis à cheval entre deux continents, tout près d'un des deux immenses ponts suspendus qui relient l'Asie à l'Europe. » « Si l'adhésion de la Turquie à la communauté européenne fait débat, c'est uniquement parce que le pays est musulman. La Turquie ne voulant pas vendre son âme, son entrée sera complexe. Pourtant à Istanbul, l'Islam n'est pas source de problème. Chacun vit sa religion sereinement, sans prosélytisme, à son rythme. Les filles veulent porter le voile ? Libre à elles. Dans la rue, les femmes voilées voisinent avec celles en jupe. On ne peut mentir à Dieu. Ce n'est pas en se voilant la face que la vérité sera cachée. Sans l'Islam, la Turquie ne serait pas bloquée aux portes de l'Europe. Je suis musulman depuis 1996. Ma religion n'a jamais causé de souci au moindre club. Je fais la prière ici, comme je l'ai faite à Paris, Madrid, Londres, Liverpool ou Manchester. En tout cas dans quelques années, on s'apercevra que la Turquie est à la pointe du modernisme. Je prends le pari. » Parcours Homme politique turc, Abdullah Gül est né en 1950 à Kayseri (Anatolie). Après des études d'économie aux universités d'Istanbul, de Londres et d'Exeter, il enseigne à l'Université turque de Sakarya, puis travaille comme économiste à la Banque islamique de développement à Djeddah (Arabie Saoudite). Il revient au pays et fait sa carrière politique dans la mouvance islamique. Entré au Parti de la prospérité de Necmettin Erbakan, il est élu député puis nommé ministre d'Etat responsable de Chypre et des Répupliques turcophones d'Asie centrale. Il passe au Parti du bonheur, qui succède au Parti de la prospérité, et il s'en sépare pour entrer au Parti de la justice et du développement (AKP), plus réformiste. Devenu le second de Recep Tayyip Erdogan à la tête du parti, il succède à Bélent Ecevit comme Premier ministre en 2002, lorsque l'AKP gagne les l'égislatives (un obstacle légal a empêché Erdogan d'assumer cette fonction). En 2003, il démissionne pour céder la place à Tayyip Erdogan, qui le nomme vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de son gouvernement. Il a été membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.