Cheikha Tetma avait connu l'exil parce que des conservateurs de Tlemcen ne voulaient plus qu'elle chante. Tlemcen De notre envoyé spécial Cheikha Tetma et Abdelkrim Dali, deux grands noms de la musique classique algérienne, ont connu un itinéraire artistique croisé. Le deuxième était devenu, sans complexe, l'élève de la première. Les deux artistes ont été évoqués, mardi après-midi, à la maison de la culture Abdelkader Alloula de Tlemcen, à la faveur d'un débat organisé dans le cadre de l'exposition «Nouba, hommage aux maîtres». Organisée par le département patrimoine immatériel et chorégraphie de la manifestation «Tlemcen, capitale de la culture islamique 2011», l'exposition sera clôturée aujourd'hui après deux mois de débats, concerts et présentations de coffrets. El Hassar Ben Ali, chercheur et journaliste, Tewfik Benghebrit, universitaire et musicien, Mustapha Krabchi, mélomane et parfait connaisseur de cheikha Tetma, sont revenus sur la vie artistique rebondissante et riche de cheikha Tetma et de Abdelkrim Dali. «Dali a connu deux grandes périodes dans sa vie : Tlemcen, puis Alger. A Alger, il a rencontré Mahieddine Bachtarzi qui l'a introduit dans des tournées à travers le pays à partir de 1938. Boudali Safir l'a fait entrer dans l'orchestre de la Radio et de la Télévision algériennes. A Tlemcen, Dali participait avec l'orchestre de cheikha Tetma et avait son propre orchestre aussi», a expliqué Tewfik Bengherbrit. Selon lui, Abdelkrim Dali avait ramené de Tlemcen sa diction et sa façon particulière de chanter. Abdelkarim Dali, que les Algériens connaissent notamment par la qacida El Hidjazia et Mezynou nhar el youm saha aïdkoum, a eu plusieurs rencontres déterminantes dans sa vie d'artiste, avec notamment Omar Bakhchi — qu'il considérait comme son père — Chaou Barbachi, Maâlma Yamna, Mohamed Bentefahi, Mohamed et Abderrazak Fakhardji, Ahmed Serri, Saoud El Wahrani… «Le cheminement artistique de cheikha Tetma et de Abdelkrim Dali correspondent historiquement à une certaine évolution de la société algérienne», a rappelé Ben Ali El Hassar. Il a notamment évoqué l'émergence de courants politiques conservateurs et progressistes luttant contre la présence coloniale française. Ben Ali El Hassar a parlé en termes de «renaissance» artistique et de dynamique musicale qui avaient accompagné l'éveil nationaliste, notamment à Tlemcen. Il a aussi souligné le rôle majeur joué par, entre autres, Ghouti Bouali, Mustapha Aboura, Mohamed Bensmaïl et Mohamed Merabet, lesquels avaient, par leurs écrits et leurs recherches, contribué à sauvegarder le patrimoine andalou algérien menacé par la déculturation coloniale et l'oubli. Il a également expliqué les conditions dans lesquelles cheikha Tetma avait été initiée au chant et à la musique par les frères Mohamed et Ghouti Dib et par Moulay Ahmed Medghri (grand-père de Ahmed Medghri, ministre de l'Intérieur à l'époque de Houari Boumediène). Tewfik Benghebrit a noté que cheikha Tetma avait été, lors de la première moitié du siècle dernier, la première femme à chanter et à organiser des fêtes à Tlemcen. «Comme Dali, elle avait fait l'école coranique, appris l'arabe et perfectionné donc sa diction auprès de cheikh Hadj M'hamed El Iraqui. Elle se produit pour la première fois en public en 1916 lors d'une fête foraine organisée par la mairie de Tlemcen», a-t-il rapporté. Cheikha Tetma interprétait autant le haoufi que l'andalou, jouait de la kouitra et de l'alto. Ses premiers chants enregistrés furent Khbar dja men el gharb et Hanina. A Alger, Meriem Fekkaï programmait les soirées de cheikha Tetma. Mustapha Krabchi, qui a été le premier à publier un article avec une photo sur cheikha Tetma après sa mort, a évoqué l'exil forcé de cheikha Tetma au Maroc à partir de 1919, parce que des notables conservateurs, ce qu'un intervenant avait qualifiés de «vieux turbans», ne voulaient plus qu'elle chante en public. «Il y a eu une révolte contre elle. Une pétition a été signée et envoyée à l'administration coloniale demandant son éloignement de Tlemcen. Cheikha Tetma avait été déclarée persona non grata et chassée de la ville. Elle s'est établie à Fez de 1919 à 1925, où elle avait créé une société culturelle féminine. Elle avait continué à jouer de la musique. En 1925, elle retourne à Tlemcen la tête haute, plus forte que jamais toujours passionnée par la musique», a-t-il souligné. Mustapha Krabchi a regretté la disparition des premiers disques de cheikha Tetma enregistrés chez Pathé Marconi. En soirée, l'association El Kortobia de Tlemcen, dirigée par Salah Boukli, a animé un concert en interprétant la nouba Raml Al Achiya, l'une des préférées de Abdelkrim Dali, et des morceaux hawzi comme Leriam et Bouya kirani. Hier, l'orchestre de l'association La Cordoba d'Alger, dirigé par Nadjib Kateb, s'est produit devant le public mélomane de Tlemcen. Nadjib Kateb, à la demande de la fondation Abdelkrim Dali et grâce à un financement du ministère de la Culture, a produit un coffret de quatre CD de l'œuvre de Abdelkrim Dali avec des morceaux et des textes inédits. Ce soir, à partir de 18h, l'exposition Nouba sera clôturée par la remise des prix Zeriab d'or, une nouvelle distinction qui sera attribuée aux musiciens et chanteurs de l'art andalou et par un concert de l'Orchestre Redouane Bensari que mène Fayçal Benkalfat. Un orchestre qui accompagnera les solistes Zakia Kara Terki, Meriem Ben Allal, Dalila Mekkader et Karim Boughazi.