Un ouvrage édifiant basé sur des témoignages d'écrivains. Les éditions Média Plus s'apprêtent à livrer en librairie un essai intitulé La langue française vue de la Méditerranée*. Son originalité est qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'un essai mais d'un recueil de témoignages collectés auprès d'écrivains utilisant cette langue dans leurs créations littéraires. Si la question est intéressante à l'échelle méditerranéenne, c'est surtout sur sa rive sud qu'elle le devient particulièrement. Elle vaut d'autant plus pour l'Algérie qui a connu une colonisation systématique s'appuyant aussi sur une entreprise de déstructuration culturelle et linguistique. Une entreprise d'autant plus terrible qu'elle se faisait au nom d'une diffusion «généreuse» de la culture française quand un historien comme Charles-Henri Ageron relevait, sur la base de chiffres officiels, qu'en 1954, seuls 12,25 % d'enfants algériens étaient scolarisés ! Cela pourrait d'ailleurs expliquer pourquoi le mouvement nationaliste a utilisé sans complexe cette langue pour la retourner contre son introducteur. Elle n'était pas un cadeau, d'où la formule de Kateb Yacine du «butin de guerre». Pour vous, ce petit tour d'horizons de certains des témoignages recueillis qui montre une certaine diversité des expériences personnelles et des points de vue sur la langue française. Amin Maalouf, relevant qu'il écrit en arabe principalement des articles, affirme : «…toute personne devrait avoir au moins trois langues. Il me semble qu'il faut toujours une langue identitaire, qu'il faut toujours une langue qui est la principale langue de connaissance, de communication (que j'appelle la langue aimée ou la langue épousée), et puis une troisième langue, pragmatique, indispensable ou en tout cas extrêmement utile. Pour moi, ces langues sont l'arabe, le français et l'anglais. Et j'ai besoin des trois.» Pour rester dans l'Académie française, allons vers Assia Djebbar qui reprend un argument de son discours d'intronisation à cette institution : «C'est un travail de langue que je fais, dans ce territoire francophone et à partir de lui, avec dans l'oreille d'autres langues: le berbère et l'arabe. Je ne les oublie pas, même si elles n'apparaissent pas dans le corps même de mon texte.» Elle précise que dans sa deuxième période d'écriture, le français est devenu pour elle une «langue d'intimité», soit capable d'exprimer de l'intime, ce qui n'était pas le cas auparavant où elle la cantonnait dans la dimension impersonnelle. Malek Chebel fait part de son expérience qu'il qualifie de singulière : «Tout le chemin parcouru va d'un imaginaire de la langue arabe, qui a été ma langue maternelle, que j'ai cultivée jusqu'au bac en faisant philosophie en langue arabe, jusqu'à la conversion en faculté, non pas terme à terme, mais d'esprit à esprit, et dans mes recherches post-doctorales». Chez Salim Bachi, on retrouve le même déterminisme : «Cela ne s'est pas posé pour moi en termes de choix en fait. C'était ma langue de découverte, de lecture des écrivains français comme des écrivains américains. Le choix a été plutôt d'écrire tout simplement. Je n'ai pas eu à rejeter une langue pour une autre.» Si ces deux derniers écrivains mettent en avant un aspect fortuit relevant des circonstances, Malika Mokkadem, exprime un rapport plus passionnel : «J'ai un rapport à cette langue complètement affectif. Elle a vraiment été pour moi le sein maternel. C'est elle qui m'a nourrie, c'est elle qui m'a apporté la littérature du monde entier, comme je le disais.» Boualem Sansal avance également un point de vue tranché : «Elle vient compléter ma propre culture algérienne, elle l'enrichit. Les deux cultures, les deux langues s'enrichissent et se complètent. Ma francophonie est militante.» A contrario, Rachid Boudjedra inscrit son propos dans le contexte historique et souligne le caractère imposé de cette langue dont il reconnaît cependant l'apport : «La langue française, affirme-t-il, je n'ai pas été à sa rencontre. C'est un fait dû à la colonisation, à l'histoire. Je ne l'ai pas choisie. On peut presque dire que c'est elle qui m'a choisi. Dans des conditions plutôt dramatiques, hélas : la colonisation. La langue française, cela veut dire aussi parfois annulation de la langue arabe et, donc, c'est problématique. Nous, Maghrébins, nous n'avons peut-être pas la même vision qu'un Canadien, qu'un Suisse ou même qu'un Anglais qui écrit en français. Comme cela a été le cas de Beckett. Nous avons un rapport quand même dramatique à la langue française. C'est vrai, en fin de compte, que c'est une rencontre, parce qu'elle m'a permis de dire un certain nombre de choses que, peut-être, je n'aurais pas pu exprimer au début.» Quant à Yasmina Khadra, il évacue tout questionnement, déclarant : «Je n'ai pas une définition (de la langue française) précise. Pour moi, c'est une compagne qui ne m'a jamais quitté, qui m'a appris beaucoup de choses. (…) Cela se passe admirablement bien. Je suis très à l'aise avec cette langue que j'aime et qui m'aime, et c'est tout. Je m'interdis de définir quoi que ce soit en ce qui concerne ce sujet.» Soulignons qu'il ne s'agit-là que d'extraits de quelques «témoins». Ils ne dispensent pas, au contraire, le lecteur de lire la totalité des témoignages pour formuler son appréciation. Mis à part son titre (il aurait pu s'intituler Vécus littéraires et visions de la langue française), cet ouvrage est très intéressant, notamment pour les enseignants, les chercheurs et les étudiants en littérature mais également en sciences humaines. *Patrice Martin et Christophe Drevet. «La langue française vue de la Méditerranée». Préface de Maïssa Bey. Ed. Media Plus, Constantine. Nov. 2011. (Première édition : Zellige, 2009, à partir d'entretiens radiophoniques sur Médi 1).