Les manques et les absences, dit-elle, sont les plus féconds dans l'écriture littéraire. Le personnage principal de votre dernier roman Mon cher fils (Elyzad, Tunisie, 2009), homme âgé qui, après avoir construit sa vie en France, revient à Alger, seul. N'est-ce pas triste ? Je ne pense pas. Il est content de revenir à Alger, sa ville, de vivre dans cette petite maison au bord de la mer, modeste mais qui lui suffit. Il a travaillé plus de trente ans pendant les Trente Glorieuses dans l'industrie automobile dans la cité de l'Ile Seguin. Il a eu beaucoup d'enfants comme toute la première génération d'immigrés, sept filles et un fils. Il n'a plus le souci des enfants, de leur éducation, ni la responsabilité de la famille. Il est bien. Parce qu'il y a la mer aussi. C'est un homme qui est né au bord de la mer, qui aime la mer et en a été privé pendant toutes ces années en France. Pourquoi tient-il à adresser des lettres à son fils sans attendre de réponse ? Il va tous les jours voir cette jeune fille écrivain public. Pourquoi est-ce important pour lui ? Le fait que ce chibani analphabète aille à la Grande-Poste à Alger, un espace symbolique important, et qu'il puisse parler avec cette jeune fille, Alma, me touche. Alma lui permet d'avoir avec ce fils un contact, non pas savant, mais singulier qu'il n'a jamais eu avec lui. Parce qu'écrire une lettre, symboliquement, pour lui, c'est très fort. Il y met tout de lui-même, ce qu'il n'aurait pas fait s'il avait parlé. Alma joue le rôle non pas d'un de ses enfants, mais de cette génération qui n'est pas la sienne et qui a vécu les années difficiles de l'Algérie. Il a confiance en elle dans la mesure où il ne sera pas jugé, parce qu'elle n'est pas sa fille justement et parce qu'elle n'a pas son âge. Vous considérez-vous comme une écrivaine algérienne de langue française ou alors comme une écrivaine française ? Je ne peux pas dire que je suis une écrivaine algérienne d'expression française parce que ceux qu'on désigne comme écrivains algériens ou maghrébins de langue française sont des écrivains dont la langue maternelle n'a pas été le français. Ce n'est pas mon cas, ma mère est Française, mes parents sont tous les deux instituteurs de langue française et j'ai été élevée avec la langue de ma mère. L'Algérie est toutefois un de vos thèmes récurrents ? Pourquoi cette référence constante à l'Algérie ou à des « Algéries » ? Dans mes livres, il n'y a pas seulement l'Algérie, mais c'est vrai qu'elle est souvent présente. Elle est aussi présente que d'autres espaces quittés et qui ont été des pays dont on est parti en exil, ailleurs, pour des raisons diverses. Il y a plusieurs sortes d'exil dans un seul pays, dans un pays comme l'Algérie. L'exil de l'ensemble des colonies, c'est aussi des exils différents liés à l'histoire. Ces histoires de déplacements, ce que cela produit chez les individus, c'est ce qui m'intéresse. Et vous, vous sentez-vous en exil ? L'exil n'est pas simplement géographique. Je peux aller en Algérie quand je veux, je peux y vivre si je veux. Je suis plutôt entre deux pays. L'Algérie, c'est le pays de mon père, pas le mien. C'est le pays de ma naissance, de mon enfance et de mon adolescence puisque j'y ai vécu jusqu'à l'âge de 19 ans. L'Algérie qui m'importe et que je recherche, c'est ce que j'appelle l'Algérie de mon père, que moi je n'ai pas connue et dont j'ai été privée d'une certaine manière parce que je n'ai pas parlé la langue de mon père. C'est un manque ? Je pense que oui. Mais c'est un manque fécond dans la mesure où il me permet d'écrire. Cette langue du père, c'est mon père qui m'en a privée. Il ne m'a pas appris sa langue. C'est aussi parce qu'il a vécu la colonisation dans un pays colonisé. Son histoire est une histoire complexe, comme celle de l'Algérie et de tout Algérien. Avec des non-dits, des silences. Tout cela n'a pas été résolu. Il y a des contradictions toujours là. Je suis le produit de cette histoire-là, dans le livre « Je ne parle pas la langue de mon père », je dis que « je crie le corps de mon père dans la langue de ma mère ». Depuis que j'écris, c'est ce que je fais. De manières très diverses, avec des variations, des détours. C'est une phrase qu'un certain nombre de personnes ont du mal à comprendre. L'imbrication de l'histoire avec des histoires individuelles, est-ce une démarche délibérée ? Non je ne l'ai pas décidé. J'ai écrit La Seine était rouge, par exemple, sur la journée du 17 octobre 1961, sous la forme d'une fiction, parce que je ne l'ai pas vécue. Je n'étais pas à Paris à ce moment-là, et parce que j'ai aussi envie de comprendre. Cela fait partie d'une démarche à la fois intellectuelle, sentimentale et politique. Dans la trilogie avec images et textes dont le premier volet s'intitule Mes Algéries en France , je fais un travail tout à fait personnel, singulier et parfois avec d'autres, parce que j'ai besoin aussi des autres pour travailler, réfléchir, comprendre… Pourquoi mes « Algéries » et pas « mon Algérie » ? Si je dis « mes Algéries », c'est que je revendique le fait que je n'ai pas une démarche d'historien, ni de sociologue, ou d'ethnologue. Je n'ai pas des éléments de connaissance scientifiques de l'Algérie. Ce sont des éléments affectifs, cela peut être aussi livresque, intellectuel, politique, mais c'est chaque fois mon regard sur l'histoire ou les histoires de ce pays, à travers aussi les histoires des communautés qui y ont vécu, même si elles n'ont pas vraiment vécu ensemble. Beaucoup de Français qui n'y ont pas vécu, ou quelques années seulement, ont des liens avec l'Algérie aussi. Comment choisissez-vous vos thèmes ? D'une certaine manière, les choses s'imposent à moi. Par exemple, quand je vais en Dordogne, la région de ma mère que j'aime beaucoup, au bout de huit jours je m'ennuie parce que les seuls étrangers que je croise sont des Anglais. Les Anglais ne sont pas dans mon imaginaire. Ce qui fait émotion pour moi, c'est une personne qui a un lien avec un Sud. Parce que c'est mon histoire et l'histoire de ma génération, aussi. C'est ce qui m'importe. Quand on me dit : « Est-ce qu'il y aura toujours des Arabes dans ce que vous écrivez », je dis que tant qu'il y aura des Arabes en France, oui, et ils ne partiront pas. S'ils n'étaient pas là, je n'écrirais pas, et si je vivais en Algérie je n'écrirais pas de fiction, j'aurais appris l'arabe et le berbère, j'aurais eu une carrière dans l'université algérienne. Mais je ne serais pas devenue écrivain, parce que les étrangers en Algérie ne m'intéressent pas, parce qu'ils ne font pas partie intégrante de l'Algérie et ne seront pas dans l'histoire de l'Algérie, ils viennent faire des affaires, construire des équipements et ils repartiront. Comment pensez-vous être perçue en Algérie ? Je ne sais pas. Je sais que quand les journalistes ont mes livres, ils font des articles, mais mes livres ne sont pas en Algérie. Est-ce que les libraires ne peuvent pas les acheter parce qu'ils leur reviennent trop cher, c'est probable. Vous êtes invitée à des salons du livre ? Oui, mais toujours dans des conditions pour moi problématiques, dans la mesure où on m'invite et mes livres sont absents. Il n'y a pas de raison que ce soit le Centre culturel français qui les fournisse. Il n'est pas le distributeur des libraires algérois. C'est la même chose au Maroc. Ca ne m'intéresse pas de parler comme si j'étais une universitaire qui fait un cours magistral sur tel ou tel auteur dont personne n'a lu une ligne. La diffusion, la distribution, la librairie, la bibliothèque publique ne sont pas encouragées par les pouvoirs publics. L'instruction c'est cela aussi. Il y a eu un effort à un moment donné, avec le soutien du livre, l'édition repart un peu, mais pour que les éditeurs puissent travailler, il faut qu'il y ait des librairies aussi. Repère : Leïla Sebbar est née à Aflou où son père, jeune normalien de Bouzaréah (Ecole normale d'instituteurs) est envoyé en relégation par le régime de Vichy. En 1957, son père est arrêté par l'armée française et incarcéré à Orléansville (El Asnam) durant plusieurs mois. Après une année en classe préparatoire (hypokhâgne) au lycée Bugeaud d'Alger (auj. Emir Abdelkader), Leïla Sebbar quitte l'Algérie en 1961. Elle poursuit des études supérieures de lettres à l'université d'Aix-en-Provence. En 1963, elle s'installe à Paris. « Le mythe du bon nègre dans la littérature française coloniale au xVIIIe siècle », son sujet d'un doctorat de 3e cycle est publié sous forme d'essai dans Les Temps Modernes, la revue de J-P. Sartre et Simone de Beauvoir. Durant les années 1979-80-81, elle collabore au journal Sans Frontières où elle tient la rubrique « Mémoires de l'immigration ». Elle collabore aussi à des revues littéraires ainsi qu'à Radio-France (1984-1999), et France-Culture. Elle est l'auteure de nombreux romans, essais, carnets de voyage ou de lecture, entretiens, nouvelles, textes autobiographiques. Elle dirige des recueils collectifs de récits inédits d'écrivains comme Une enfance algérienne, Une enfance Outremer, Les Algériens au café, Mon père, C'était leur France, Ma mère … Entourée de George Morin, Djillali Bencheikh, Sophie Bessis, elle sera ce jeudi soir au Centre culturel algérien pour une conférence débat sur le recueil collectif Ma mère (Ed. Chèvre-feuille étoilée) qu'elle a dirigé.