Nous avions sans doute raison d'être inquiets dans ces colonnes, en décembre dernier, en titrant un commentaire «Ils veulent tuer la presse indépendante» à l'occasion du vote de la loi sur l'information à l'Assemblée nationale, au regard des moyens de pression et de chantage dont dispose le pouvoir à l'égard des journaux et que le nouveau texte a considérablement renforcés. Depuis jeudi dernier, cela s'est confirmé pour El Watan, puisque la Caisse nationale d'assurances sociales (CNAS) lui réclame le paiement de plus de 221 millions de dinars, soit 22 milliards de centimes, au titre de prétendues cotisations sociales des pigistes et autres collaborateurs pour la période de 2005 à 2011 ! Pourquoi à partir de 2005, alors que le journal existe depuis 1990 et qu'il a, depuis, fait appel à des pigistes qui sont pour la plupart – sinon tous – déjà affiliés à la CNAS parce qu'employés de la Fonction publique, enseignants ou universitaires et qu'ils ne «pigent», comme on dit dans le jargon journalistique, qu'occasionnellement. Le journal n'a recours à eux que parce qu'ils apportent un «plus», une expérience ou une expertise. C'est ainsi que dans les effectifs de ces pigistes d'El Watan, on compte même des chefs d'entreprises privées, des consultants, des représentants de professions libérales qu'on ne peut considérer raisonnablement comme journalistes. A ce titre, il serait ridicule d'envisager que le journal procède à leur affiliation une seconde fois à la CNAS ! Inutile de préciser que l'identification de la sécurité sociale est censée être attribuée une seule fois. Faut-il rappeler que jadis, y compris chez nous, ces «journalistes occasionnels» étaient rémunérés à la «pige» comme on disait, c'est-à-dire à la ligne qui valait quelques centimes ? D'ailleurs, beaucoup de pigistes ne vivaient pas uniquement de la pige occasionnelle qu'ils plaçaient ça et là dans les journaux. Pour beaucoup, elle n'était et n'est toujours pas leur activité principale. C'est dire toute la spécificité de ce corps de pigistes, y compris jusqu'à présent. Tous ces arguments ont d'ailleurs été soulevés une première fois, il y a deux ans, auprès du ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Tayeb Louh, lorsque plusieurs journaux avaient fait l'objet de la même procédure de la part de la CNAS. Le ministre s'était même engagé, à l'époque, qu'une telle confusion ne se reproduirait plus ! Vains propos puisque le pouvoir revient aujourd'hui à la charge contre El Watan que l'on veut faire passer pour un «négrier» des temps modernes, un «exploiteur», oubliant vite que c'est une entreprise qui fait vivre 230 familles et qui s'acquitte mensuellement de 4 millions de dinars au titre des cotisations sociales auprès de la CNAS au profit des employés ! Au cours de sa double décennie d'existence, El Watan a fait face aux pires turpitudes du pouvoir, du harcèlement judiciaire à la fermeture temporaire du journal en passant par l'emprisonnement des journalistes et responsables. Sa crédibilité et son sérieux se sont forgés au fil des épreuves difficiles qu'il a eu à endurer. Il s'apprête à faire face, avec l'appui de ses lecteurs, des démocrates, des partisans de la liberté d'expression et de la presse et de tous les sans-voix d'ici et d'ailleurs à cette nouvelle épreuve au prétexte fallacieux et aux intentions inavouées d'un pouvoir autoritaire toujours tenté par la «normalisation politique» et la volonté de domestication de pans entiers de la société.