Dans Les Héritiers du silence, Florence Dosse a voulu briser le tabou, érigé, selon elle, par les non-dits intimes et une orchestration de l'oubli, entourant la guerre d'Algérie vécue douloureusement par les appelés. Entre quête personnelle et enquête, elle a décongelé une mémoire tue. - Comment êtes-vous venue à vous intéresser à ce sujet, inédit jusqu'à présent ? Au départ, c'est mon histoire personnelle qui m'y a conduite : une prise de conscience, dans les années 2000, de l'importance qu'avait eu pour mon père son service militaire en Algérie, pendant la guerre. Puis, peu à peu, j'ai souhaité faire le lien entre cette histoire personnelle et l'histoire collective. Plus d'un million de soldats français sont venus de métropole entre 1954 et 1962, et en sont revenus marqués, voire pour certains traumatisés. Ils n'ont jamais pu oublier ces mois passés en Algérie, et en ont très peu parlé. Mais ce passé a fait poids dans les familles, nombreuses à être concernées. J'ai voulu chercher à comprendre ce que leurs enfants avaient perçu, les questions qu'ils s'étaient posées, la façon dont la transmission s'était opérée. Et cela, en menant un travail d'enquête auprès d'appelés, d'épouses et d'enfants d'appelés, puis en étudiant comment ces mémoires et la mémoire collective s'étaient mutuellement influencées, comment les non-dits intimes et l'orchestration de l'oubli par une société française peu fière de cette page de son histoire avaient ensemble érigé un monument de silence. - Vous évoquez le courage de votre mère qui s'allongeait sur les rails pour empêcher le départ des trains remplis de soldats… Il ne s'agit pas de ma mère. Ce témoignage est celui d'une autre enfant d'appelé. Les femmes qui se sont allongées sur les rails l'ont fait à l'époque des manifestations de rappelés de 1956, qui ont été les actions de résistance les plus spectaculaires de toute la guerre. Tout était fait pour retarder le départ des trains : chahut, signaux d'alarme sans cesse actionnés, sabotage du matériel. Mais ces révoltes bruyantes ont vite été matées par l'armée, et tous les rappelés étaient rentrés en décembre 1956, laissant place à de nouvelles recrues plus jeunes et plus dociles. Mon père était en Algérie dans les années 1960.
- Qu'est-ce qui vous a le plus marquée dans les témoignages recueillis ? Deux choses : la première tient aux questions posées par certains appelés lorsqu'ils apprenaient que mon père avait été là-bas. Ils voulaient juste savoir s'il s'en était sorti, s'il était revenu indemne et ne m'ont jamais demandé ce qu'il avait fait ou vécu. C'est significatif de la pudeur et du silence qu'ils entretiennent entre eux sur leurs combats et sur les moments difficiles qu'ils ont connus ou auxquels ils ont participé. La seconde va à l'encontre de la première : une des découvertes les plus marquantes pour moi a été d'entendre les épouses me dire qu'elles ne s'étaient pas particulièrement angoissées en l'absence de leur mari ou fiancé. J'ai découvert que cette absence d'inquiétude - alors que 25 000 à 30 000 soldats français sont morts en Algérie pendant la guerre, nombre bien inférieur aux centaines de milliers de morts algériens -, était due au fait qu'une large part de l'opinion publique en France se sentait peu concernée, ne prenait pas la mesure de ce qui se passait, estimait que ces jeunes garçons accomplissaient leur service militaire pour «maintenir l'ordre». A partir de là, dans la majorité des familles, on conseillait à ces jeunes femmes de patienter jusqu'au moment du retour, ce qui anesthésiait leurs premières réactions naturelles. - Les anciens appelés ont-ils dépassé le stade de l'enfermement ou continuent-ils à taire «ces événements» ? On ne peut pas donner de réponse générale. Certains conservent leur mutisme. D'autres parlent volontiers quand on les interroge, ce qui ne veut pas dire qu'ils disent «tout», mais ceux qui ont accepté de me rencontrer ne demandaient qu'à pouvoir enfin raconter «leur guerre d'Algérie» à qui voulait bien s'y intéresser. Au-delà des cas personnels, la société française évolue dans son rapport à la mémoire de la guerre d'Algérie, qui depuis la fin des années 1990, revient régulièrement dans le débat public. Le procès Papon en 1998 a fait découvrir au plus grand nombre la nuit tragique du 17 octobre 1961 ; en 1999, la France a donné officiellement son nom à la Guerre d'Algérie ; dans les années 2000, la pratique de la torture a été amplement mise en lumière, en particulier avec les aveux de Massu, ceux d'Aussaresses, et la thèse de Raphaëlle Branche qui fait autorité sur la question ; et en 2004, date du cinquantenaire du début de la guerre, la presse et les médias lui ont donné un large écho. Difficile, à partir de là, de rester totalement à la marge de ces évocations, qui ont pu venir secouer les silences familiaux, interpeller la mémoire des appelés et susciter soudain des interrogations inquiètes chez leurs proches, dont leurs enfants. - Pourquoi, à votre avis, cette histoire n'est pas enseignée à l'école ? On ne peut pas dire cela : la guerre d'Algérie, comme toute la période post-1945 est entrée dans les programmes scolaires depuis 1983. La génération qui n'a pas eu d'enseignement sur cette page de l'histoire est celle des enfants d'appelés nés pendant la guerre ou juste après 1962, ce qui n'a évidemment pas favorisé la transmission. Depuis les années 1980, la guerre est au programme de troisième et de terminale. Et le rôle de l'école est fondamental pour apporter une connaissance dépassionnée sur ce qui s'est réellement passé. Pour que les élèves, les petits-enfants des différents acteurs d'alors, puissent penser la guerre d'Algérie autrement qu'au travers des échos de mémoires antagonistes qui surgissent encore régulièrement dans les médias. Elle est un des canaux qui permet de passer des mémoires à l'histoire. - A la fin de votre livre, vous dites que vous êtes plus en paix avec votre identité, avec cette histoire partagée… Me plonger dans cette réflexion et écouter mes interviewés impliquait la traversée d'une page sombre de notre histoire commune, entre l'Algérie et la France. Au-delà des témoins que j'ai entendus, tous ceux qui ont été concernés, des deux côtés de la Méditerranée, ont connu des difficultés de transmission, ont vécu avec des sentiments complexes, à la fois reflets et créateurs de pathologies mémorielles. Et cela au plan social comme au plan individuel. Partager, regarder la réalité en face aujourd'hui, de façon aussi lucide que possible, en se sachant reliés à une histoire commune, aussi douloureuse soit-elle, me semble être le seule voie possible pour que soient enfin dépassées les hontes, les rancœurs et les incompréhensions latentes qui continuent de parasiter trop souvent encore les liens pourtant si forts entre Algériens et Français. Les héritiers du silence, par Florence Dosse, éditions Stock, janvier 2010