Des coups de feu. Puis, quelques secondes plus tard, un petit bruit de métal. Le silence est tel que l'on entend même les douilles tomber au sol. Il est 21h30 et la nuit est tombée depuis longtemps à In Khalil. Je suis passée au Mali. A exactement 18 km de Bordj Badji Mokhtar. Ce n'est pas une ville. Ni un village. Juste un «non-endroit», un carrefour de transit sur la route de la contrebande, où une centaine de cases font office de garage. Ici, on ne vit pas en famille. On s'y retrouve pour acheter et vendre tout ce qui arrive à passer par cette frontière imaginaire : du sel, de l'essence, du shit, des pièces détachées, de l'eau minérale, du café, de l'alcool frelaté, des Bimo algériens, des cigarettes… et parfois même des prostituées d'Afrique de l'Ouest. On m'explique que les coups de feu sont tirés chaque soir pour effrayer les bandits qui rôdent autour d'In Khalil ou les rebelles qui essaieraient de déstabiliser l'ordre établi. A l'abri dans une Toyota déglinguée, malgré la mlahfa dans laquelle je me suis enroulée, j'essaie de me protéger des morsures du froid et du vent. Depuis le début des combats, à la mi-janvier, In Khalil est aussi devenu un point de rendez-vous pour les familles maliennes qui fuient les combats entre les rebelles et l'armée. Des centaines de réfugiés et leur bétail rentrent chaque jour par cette cour des miracles. Selon le dernier rapport de l'ONU, il y aurait déjà plus de 126 400 réfugiés en Mauritanie, au Niger, au Tchad, au Burkina-Faso et en Algérie, où ils dépasseraient les 6000. Et ce nombre grandit tous les jours. «J'attends mon beau-frère et ses enfants qui sont encore coincés à Aguelhok (un village dans la région de Kidal où une centaine de soldats maliens ont récemment été exécutés, ndlr) avant de reprendre la route pour Bordj Badji Mokhtar puis Tamanrasset», raconte Oumar Ag Assai. Pour protéger sa famille, cet employé de l'administration a préféré fuir vers l'Algérie en s'assurant de mettre tous ses proches en sécurité au Niger d'abord, plus facile d'accès et mieux desservi par les ONG. Nous attendons avec lui, voilà plus de cinq heures. Oumar se montre de plus en plus agité. «Je viens de recevoir un appel d'un ami qui m'apprend que mon beau-frère a fait une chute dans le désert, ça ralentit les autres, alors ils vont le confier à une autre famille qui se déplace en voiture. Ses enfants arriveront demain. L'essentiel est qu'ils arrivent sains et saufs.» Les lumières de Bordj Badji Mokhtar sont visibles d'In Khalil. Oumar se hâte pour prendre le dernier taxi vers Bordj. «A partir d'une certaine heure, les militaires algériens nous interdisent l'accès à la ville.» «Tout le monde est au courant de cette restriction, il faut faire vite. Même ceux qui viennent de Tamanrasset vers Bordj ont interdiction d'approcher à plus de 100 km sous peine de se voir mitraillés. Moi, je ne passe jamais la nuit à In Khalil à cause des tirs qui n'arrêtent pas, ou rarement, pendant la nuit !» Le taxi embarque ses trois derniers clients et Oumar en direction de Bordj. Le Touareg s'éloigne sans se retourner. Il sait qu'il a peu de temps pour arriver à destination. Quatre murs Quelques jours auparavant, j'étais à Bordj, dernière grande ville du Sud algérien avant le Mali. Là, la solidarité s'organise pour les réfugiés. Certaines familles leur confient un couffin modestement garni en guise de dîner. «Je cuisine ce que je peux, avec ce dont on dispose au marché : des tomates, quelques poivrons, des carottes et des oignons. Les réfugiés sont nos familles ou nos amis, on est tous liés», confie Shadya, la cinquantaine. Ces derniers temps, elle ne sort presque plus de sa cuisine. «Nos chefs de famille nous rapportent tout ce qu'ils peuvent pour nourrir plus de cent personnes par jour. Alors, je prépare une grande sauce que je mélange avec du riz. Le plat principal pour tout le monde !» Aminata – elle ne connaît pas son âge – est très fatiguée par le voyage. Elle est arrivée de Kidal, avec Saia et Yossef, ses deux enfants et son mari Bassri, ferrailleur. «Nous avons quitté Kidal le lendemain de la fête du Mawlid, sans rien prendre avec nous, c'est une chance d'avoir été conduits jusqu'à Bordj Badji Mokhtar en voiture. La plupart d'entre nous ont dû faire ce pénible voyage à pied. Nous allons rester là jusqu'à ce que la situation s'améliore, même si ça me semble improbable. Dès notre arrivée, nous avons été accueillis par une famille de Bordj que connaissait mon mari. Nous étions trois familles de réfugiés sous le même toit. Quelques semaines plus tard, mon mari nous a trouvé une pièce à louer pour 5000 DA par mois. Mais il n'y a ni eau, ni charbon, ni électricité, juste quatre murs en briques de terre pour s'abriter.» En regardant ses enfants jouer dans la cour, pieds nus, sous le soleil de midi qui n'épargne personne, elle poursuit : «Ce qui me fait mal, au-delà du fait d'avoir laissé ma maison que nous avons passé toute notre vie à construire, c'est de penser que mes enfants n'iront plus à l'école, alors que c'était de bons élèves, leur avenir est sérieusement compromis.» Comme Aminata, Nasser Ag Beyli est désemparé par sa situation et son nouveau statut de réfugié. «Il y a des jours où j'ai du mal à situer la zone dans laquelle je me trouve tant les choses vont vite quand le danger se rapproche. Je ne voulais pas fuir ma maison ni laisser derrière moi ma vie et mes amis. Mon père m'a supplié de le suivre. On l'informait tous les jours, de Bamako, de la situation entre l'armée malienne et les rebelles du MNLA. Je suis arrivée à Bordj Baji Mokhtar dans la nuit du 21 février.» Tomate en conserve Les autorités algériennes les ont ensuite invités à rejoindre le camp de Timiaouine, afin qu'ils soient regroupés tous dans un même endroit. «Les Algériens craignent que la situation au Nord-Mali dégénère et que les choses deviennent incontrôlables.» A Timiaouine, à 160 km de BBM, la vie commence à s'organiser dans le camp. Le seul camp ouvert par les Algériens où ont été installées une centaine de tentes identifiées Croissant-Rouge. Dans chaque tente, six à dix réfugiés s'entassent. Des denrées alimentaires, principalement du riz, de la tomate en conserve et du thé, ont été acheminées la semaine dernière. Que ce soit à Bordj, Timiaouine ou In Khalil, rares sont les réfugiés qui ont assisté aux affrontements entre les rebelles et l'armée. Ils étaient en fait prévenus par des milices – commerçants, cadres, etc., armés, mais indépendants qui protègent leur bétail ou leur famille – de l'approche des rebelles et/ou de l'armée malienne. 2000 DA, un salaire «J'ai donné tout mon argent à un transporteur pour qu'il emmène ma femme et mes enfants en Algérie. Je savais que les combats allaient s'intensifier et que la sécurité des civils était compromise», raconte Assine, qui a fui Kidal. Je l'ai rencontré à Bordj où il venait de rejoindre sa famille. Un véritable business s'est mis en place ces dernières semaines : des particuliers propriétaires de 4x4 se sont ainsi improvisés transporteurs jusque dans un pays voisin. Le prix de la course – 12 500 francs CFA, soit 2000 DA minimum – est évidemment très élevé pour les populations locales. Au Mali, 2000 DA, c'est un salaire. Et plus le chargement est important – enfants, linge, affaires… – plus le prix est élevé. Les yeux d'Assine laissent entrevoir une profonde angoisse. «Ma fille n'arrive plus à parler depuis quelques jours, s'inquiète le taleb qui a fait des études à Tombouctou. On a tout essayé pour l'aider, mais elle pleure souvent. Je sais qu'elle est traumatisée par les tirs et le bourdonnement des engins de guerre. Ce bruit vous paralyse, c'est le bruit que fait la mort.» Naffisatou, la cinquantaine, est venu de Gao avec son plus jeune fils. Hébergée par une famille d'Algériens, elle ne dort plus depuis des semaines. Son fils et son mari n'ont plus donné signe de vie, alors qu'ils devaient récupérer une tante à Aguelhok. «La ville est totalement ravagée, les habitations détruites et les voitures brûlées, je suis si inquiète pour mon fils et son père. Je me sens coupable d'être à l'abri alors qu'eux errent dans la brousse», se désespère la jeune femme. Grand sacrifice Piégée par le feu des combats entre militaires et rebelles, la ville d'Aguelhok a déjà beaucoup souffert. Seul le maire et quelques partisans sont restés sur place pour aider la population et tenter de trouver un moyen d'accéder aux frontières. A Bordj, je rencontre justement toute la famille du maire. «Mon père nous a envoyés à Bordj Badji Mokhtar pour notre sécurité. A notre arrivée, il n'y avait personne pour nous prendre en charge, affirme l'une de ses filles. Je suis lycéenne comme mes autres frères et sœurs. Nous avons pris le minimum, un peu de linge et des couvertures, pour ne pas alourdir la voiture. Notre ville est méconnaissable, j'ai vu des photos qui m'ont bouleversée, car j'ai reconnu des maisons et des commerces dans lesquels on se rendait. Je ne comprends pas pourquoi, au nom de la guerre, on détruit les maisons des gens et leurs biens.» Ne plus revoir son père ? Elle préfère ne pas y penser. Sa mère, Baketa, la cinquantaine, assure que son mari donne de ses nouvelles dès qu'il le peut. «Les communications passent très mal dans notre village. Les hommes ont fait un grand sacrifice pour nous tous.» En l'espace d'une semaine, la famille du maire d'Aguelhok a construit une petite pièce en parpaings. Il y a beaucoup d'humidité car le ciment est encore frais. «Nous attendons de retourner dans nos foyers, du moins ce qu'il en reste, nous dit Baketa, un peu perdue, assise, accrochée à son sac à main. Nous reconstruirons le village petit à petit, qu'importe les années que ça prendra.» Toutes ces histoires ont poussé Ihssan à multiplier les allers-retours vers le Mali pour aider gratuitement les réfugiés qui se trouvent dans le désert, hors pistes, dans des campements installés dans la brousse. Les sortir à la fois des combats, des balles perdues et des bandits, et les amener sur le sol algérien. Ihssan a 60 ans, mais il en paraît 20 de moins. Ancien diplomate, puis enseignant, il a sillonné l'Europe et une bonne partie du continent africain pour finalement revenir à Kidal, sa ville natale. «J'ai tellement vu de choses dans ma longue vie que plus rien ne me fait peur ! Je suis médiateur indépendant entre les réfugiés et les ONG. J'essaie de récupérer des dons de particuliers, surtout des médicaments. Je suis sur le terrain, j'observe et je connais tout le monde. Mon smartphone me sert à communiquer avec le monde et organiser les secours pour mes frères qui ont tout perdu en une seule nuit…» Où qu'ils soient, les réfugiés cherchent aussi des soins. Les plus nantis prennent un taxi de Bordj vers Tamanrasset, pour 2500 DA la place. Ihssan doit accompagner un petit garçon de 3 ans à la polyclinique la plus proche. «Le petit Nab souffre de maux de ventre depuis son arrivée, témoigne-t-il. Un infirmier de Bordj m'a conseillé d'aller voir son cousin à Tamanrasset, on se débrouille comme on peut !» Je prends place avec eux dans le pick-up qui s'enfonce dans le désert de Silet, vers Tamanrasset. Au total, nous nous retrouvons à dix personnes à bord. De quoi rendre l'atmosphère encore plus insupportable. Le chauffeur a permis à Nab de rester avec Ihssan sur le siège passager. Malgré les risques qu'ils encourent sur… 700 km ! Pilule pour mal de tête Le risque de croiser des militaires algériens, susceptibles de leur demander des papiers et de les refouler à Timiaouine. Ou de tomber en panne, de perdre du temps et de rendre Nab plus malade encore. «Le désert de Silet est très dangereux, il ne faut pas s'y aventurer pour le plaisir. La route est impraticable et les mauvaises surprises sont nombreuses», promet le chauffeur. Un tel voyage, c'est la garantie de manger du sable et de sortir courbaturé par les secousses qui vous obligent à vous tenir au siège et vous projettent presque dans le ciel brûlant. Un convoi passe à toute allure près de nous. Le chauffeur fait un signe de la main pour avertir que tout est normal sur la route. Le sentier tantôt escarpé, tantôt ensablé rend le voyage très pénible. Encore deux bonnes heures de route avant la pause. Une courte délivrance. Sous une dune, le chauffeur installe son matériel désuet pour préparer du thé. Ihssan s'impatiente. Heureusement, une source se trouve à proximité, pour rafraîchir Nab. «Cette source alimente la mine d'or qui se trouve près d'ici, explique Ihssan qui connaît les lieux par cœur. Je serai rassuré dès que nous nous rapprocherons de Iglen, Abalessa et Outoul. J'ai des amis qui peuvent prendre Nab à Tamanrasset, je sens qu'il est encore plus malade qu'hier.» Si Ihssan a quitté Bordj pour Tamanrasset, c'est, dit-il, «parce que je n'ai vu aucun bénévole du Croissant-Rouge algérien à Timiaouine. Les réfugiés n'ont reçu ni vaccins, ni soins. J'ai demandé autour de moi et personne n'a, ne serait-ce, qu'une pilule pour un mal de tête.» Cas de typhoïde Je réussis à rentrer dans le camp malgré la surveillance. Les tentes sont serrées les unes aux autres. Les sanitaires préfabriqués ne suffisent plus. Les réfugiés sont obligés de s'éloigner du camp pour faire leurs besoins. Je croise une femme chargée d'un fardeau de six bouteilles d'eau. A l'aide d'un réchaud alimenté au charbon, elle réchauffe tant bien que mal l'eau pour laver son bébé. «Le Croissant-Rouge algérien a tardé pour apporter les aides dont ont besoin les réfugiés qui, dans leur fuite, ont tout laissé, affirme une bénévole dans une ONG internationale, jointe par téléphone. Nos informateurs sur place nous ont confirmé avoir vu des camions de denrées et de bâches, dont ils n'ont pas bénéficié. Ils accusent même des élus algériens de détourner ce que l'Etat algérien a prévu pour les réfugiés. Nous ne pouvons rien faire sans les autorisations de l'Algérie qui, pour l'instant, refuse que des ONG se déplacent et organisent avec elle la situation sanitaire.» Hadessa Ag Sanbou, élu malien nouvellement réfugié, a, lui aussi, conduit quelques familles au camp de Timiaouine. «Les familles reçoivent cinq kilos de riz par semaine et disposent d'une tente. Les réfugiés ne sont pas tous des nomades, mais la plupart se sont déplacés avec leur bétail (dromadaires, chèvres et moutons, ndlr) pour le vendre et subvenir aux besoins de leur famille.» Le froid des nuits et les courants d'air provoquent des rhumes. Mais c'est loin d'être le plus grave. Infections urinaires, rougeole, infection de blessures mal soignées s'ajoutent au drame de la fuite. Des cas de typhoïde auraient même déjà été relevés. En plus de la situation sanitaire critique, que l'arrivée incessante de nouveaux Maliens aggrave, l'Etat algérien devra aussi faire face à… l'évaporation des réfugiés dans la nature. Car comme le souligne Hadessa Ag Sanbou, «la plupart d'entre eux ne supportent pas l'enfermement. Ils quittent donc Timiaouine pour rejoindre Bordj Badji Mokhtar ou Tin Zaouatine…»