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El Tarf : après les inondations, colère et désolation
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Publié dans El Watan le 09 - 03 - 2012

Trois morts, près de 7000 familles sinistrées et des milliers d'hectares de cultures dévastés. El Tarf ne s'est pas encore remise des inondations de la mi-février qu'un nouveau BMS est annoncé ce week-end pour la wilaya. El Watan Week-end est revenu sur les lieux de la crue où les sinistrés crient leur colère.
De notre
envoyée à El Tarf
Des couvertures et des matelas détrempés tentent désespérément de sécher sur les troncs d'arbre arrachés par la crue. A côté, des armoires fracassées et des frigos hors d'usage sont entassés. Bouroumana, douar agricole à une vingtaine de kilomètres d'El Tarf, ne ferme pas l'œil. Les nuages gris menacent encore. Les quelque 300 familles déjà démunies essaient de sauver le peu qui leur reste après les inondations qui ont dévasté la wilaya d'El Tarf il y a quinze jours, faisant 7000 familles sinistrées. Les 22 et 23 février derniers, plus de 120 mm de pluie ont fait sortir l'oued Seybouse et ses affluents de leur lit. Des intempéries aggravées par la fonte des neiges sur les montagnes environnantes et le déversement de l'eau des barrages de Bouhamdène (Guelma) et de Cheffia (El Tarf) dans les oueds, déjà saturés. Bouroumana a payé au prix fort sa proximité avec les oueds et son relief extraplat. «Depuis quinze jours, nous sommes abandonnés. Nous faisons face, seuls, à cette catastrophe.»
Mohamed Lakhoul ne décolère pas. Ce grand gaillard d'une cinquantaine d'années, chef d'une famille nombreuse, a tout perdu. «On ne nous a donné ni nourriture ni couvertures. Qu'on ne nous demande pas alors d'aller voter. Les autorités locales, on les voit une fois tous les cinq ans ! Que l'Etat nous prenne en charge comme des citoyens à part entière ou qu'il nous cède aux autorités tunisiennes !» Mardi dernier, neuf cellules de proximité, composées de médecins, psychologues, sociologues et de représentants de la société civile, ont été mises sur pied par l'Agence de développement social de la région de Annaba pour recenser et accompagner les familles.
Moitiés de couvertures
Ces cellules ont également identifié les besoins les plus urgents pour coordonner une action avec le Croissant-Rouge algérien (CRA) et les associations. Les services de la wilaya d'El Tarf ont aussi annoncé la distribution d'un millier de kits alimentaires et de 500 couvertures dans les daïras de Dréan, Besbès et Ben M'hidi, les plus sévèrement touchées. «Un bidon d'huile, de la farine, un kilo de lentilles et une couverture pour une famille de huit membres minimum, c'est insuffisant ! Dans certaines familles, on leur a donné des moitiés de couvertures ! C'est scandaleux !», s'énerve encore Mohamed. Désemparé, il nous montre un document précieux auquel il s'accroche : une décision favorable, obtenue il y a deux ans, pour bénéficier d'une aide à la construction rurale et dont il n'a jamais vu la couleur. «Je continue encore à loger dans une habitation précaire», résume-t-il en nous montrant ce qui lui sert de toit : deux pièces en parpaing, fermées par une porte en fer, et une cour. Ses vêtements et ses bottes sont tellement recouverts de boue qu'il est impossible d'en définir la couleur. Les sinistrés avouent ne pas comprendre «pourquoi l'Algérie achemine de l'aide à des réfugiés maliens et pas à nous ?» «Les autorités n'ont même pas voulu déclarer notre zone sinistrée. Qu'attendent-elles pour le faire ?», s'interroge Hamid.
«Que quelqu'un vienne nous arracher de cette misère noire !», hurle aussi Mahdi, rencontré près de la mosquée où il est venu récupérer des aides que le groupe Nass El Khir a acheminées sur place mardi dernier. Un jour avant, le ministre de l'Intérieur, Daho Ould Kablia, accompagné du ministre des Ressources en eau, Abdelmalek Sellal, et du directeur général de la Protection civile, Mustapha El Habiri, a survolé El Tarf à bord d'un hélicoptère de l'ANP avant de se rendre dans plusieurs points de la wilaya parmi les plus affectés.
Une nuit sur le toit
«Nous comprenons l'inquiétude que nourrit la population de cette wilaya après cette calamité, mais il faut un minimum de temps pour remédier à ce genre d'aléas naturels», s'est-il défendu tout en saluant «la réactivité des autorités locales face à cette catastrophe». Mohamed Touati, la cinquantaine, un autre sinistré du même douar, dont l'extrême fatigue et la déprime se lisent sur son visage, se confie avec de la colère dans la voix : «Tout ce que nous avons entendu à la télé ? Que des mensonges ! Ni Protection civile ni l'armée, encore moins les autorités locales n'étaient capables d'accéder jusqu'à nous la nuit du déluge. Pendant deux jours, nous sommes restés encerclés par les eaux. Ma femme et mes six enfants ont été bloqués toute la nuit sur le toit jusqu'à ce que des pêcheurs, venus avec leurs barques, leur amènent du pain et des médicaments. Et après, nous n'avons plus vu personne jusqu'à ce que le ministère de la Solidarité décide de nous jeter des miettes. Nous n'avons pas besoin de manger. Nous voulons être relogés !»
Dans ce village, les traces de la catastrophe sont visibles. Des routes encore inaccessibles à cause de la boue et des champs encore inondés. A l'école primaire Abdelhamid Louhi, à l'entrée de Bouroumana – où le ministre de l'Education ne s'est pas rendu lors de sa visite à El Tarf mardi dernier –, ce sont les enseignants qui ont pris l'initiative de nettoyer et de rappeler les élèves en classe. Les enseignants en bottes et la directrice en djebba, tout le monde a mis la main à… la boue.
Claquettes en plastique
L'école a été tellement inondée que les appareils de chauffage au mazout sont aujourd'hui hors d'usage, remplis d'eau. Les tables lavées gardent encore l'humidité et l'eau ressort encore du carrelage. Aucun psychologue n'a été envoyé sur place pour aider les enfants à oublier leur cauchemar. Rares sont ceux qui ont retrouvé leurs chaussures ou leurs habits. Mais maalich. C'est en claquettes en plastique et sans chaussettes qu'ils viennent tout de même terminer leurs compositions. A la maison, il ne leur reste même pas de quoi s'asseoir, encore moins faire leurs devoirs. Ils s'installent alors dans les escaliers de la mosquée pour faire leurs exercices quelques minutes avant la rentrée des classes. Les enseignants, eux, tentent de sauver l'année scolaire. Sans livre. Sans manuel. Tout a été emporté par les eaux.
«Nous n'avons reçu aucune décision du ministère pour le moment, constatent deux enseignants occupés à nettoyer la boue restée collée au sol. Benbouzid vient de passer par-là, sans nous rendre visite. On attend…» A Beni Amar, près de l'aéroport de Annaba, le décor est le même. Routes sans goudron, baraques exiguës, collées les unes aux autres, champs encore inondés, serres dévastées… La désolation est aussi la même. La nuit s'apprête à tomber. L'air se fait encore plus frais et les premières gouttes de pluie tombent sur les hommes, qui, dans des va-et-vient incessants, tentent de trouver des couvertures chez des proches.
«Je n'irai pas voter»
«Toute l'Algérie est indépendante sauf Beni Amar ! Nous vivons encore dans les baraques que les colons avaient construites pour les Algériens et nous n'avons pas l'impression que nous sommes des citoyens. Les autorités locales cherchent après nous lorsqu'elles veulent nous recenser pour les élections», s'emporte Aïssa. Sa femme, pieds nus devant la maison, menace avec colère : «Si nous sommes relogés, je vote sinon…» A Bouroumana, le refrain est le même. Toufik, la petite quarantaine, affirme : «Je n'ai trouvé personne pour m'aider et ce n'est plus la peine qu'ils se cassent la tête à venir faire campagne chez nous. Où sont ceux pour qui nous avons voté il y a cinq ans ?»
Le visage livide, la silhouette amaigrie, Mourad, fellah, raconte sa détresse. «J'ai perdu 17 hectares de fraises, de tomates, de poivrons, d'aubergines et de concombres ainsi que 20 serres, ce qui représente 530 millions de centimes de dégâts. Lorsqu'il a commencé à pleuvoir, nous avons alors saisi tout de suite la direction des ressources en eau pour qu'elle intervienne afin d'évacuer les barrages de la région en alternance pour éviter la catastrophe. Aucune réponse ne nous a été fournie. Nous savons qu'on ne maîtrise pas encore la gestion de ces barrages. Chaque année, le problème des barrages se pose et la population est touchée par des inondations.»
Trousseau perdu
Comme d'autres fellahs de la zone sinistrée, il exige du ministère de l'Agriculture une estimation des dégâts au cas par cas pour être indemnisé. Une commission de suivi et d'évaluation des dégâts causés à l'agriculture a été installée dimanche 26 à la direction des services agricoles. La mission dévolue à cette commission : «Etablir avec précision l'étendue des dommages causés au niveau des superficies cultivées», a indiqué le directeur des services agricoles, Cherif Maghmouli, ajoutant que près de 1500 hectares ont été inondés. Ses plants dévastés, sa veste déchirée, son bonnet plein de boue, Salah préfère les oublier pour se concentrer sur le nettoyage de sa maison. Chez lui, l'eau a atteint plus d'un mètre.
«Nous n'avons pas vu la catastrophe venir. C'était la surprise totale. Le mariage de ma fille était prévu dans dix jours. Mais j'ai perdu tout le trousseau que nous préparions depuis des années. Des kilos de semoule jusqu'à ses robes traditionnelles en passant par ses matelas et ses habits, emportés par l'eau. Comme vous voyez, je suis en train de repeindre la maison pour enlever les traces d'eau et de boue…» Saïda, la future mariée, pieds nus, cheveux décoiffés, a du mal à cacher sa tristesse. Sur la tabouna, elle s'affaire à cuire une galette, le regard ailleurs. De ses rêves de tsdira et de cortège, les inondations d'El Tarf n'ont rien laissé.


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