L'indépendance du Kosovo proclamée en 2008 semble ne pas changer grand-chose dans le nord du pays. A Mitrovica, des tensions toujours aussi vives entre Albanais et Serbes font redouter une nouvelle crise dans les Balkans. El Watan Week-end a traversé la rivière d'Ibar pour tenter d'accéder au nord de Mitrovica, poudrière en puissance où rien ne se fait sans l'aval de la «mafia» serbe. «Tu peux avancer, les Serbes ne te feront pas de mal, car tu n'es pas albanaise, contrairement à nous qui risquons gros si nous nous aventurons à nous approcher de leur check point», me «rassure» l'un de mes guides sur le pont Ibar séparant la ville de Mitrovica en deux parties, Kosovska Mitrovica et Mitrovicë, les noms serbe et albanais de la ville. Détruit pendant la guerre en 1999, le pont Ibar fut reconstruit par la communauté internationale en guise de symbole de réconciliation entre Albanais kosovars et Serbes. Invraisemblablement, c'est autour de cette construction que se cristallisent toutes les haines. Ibar, portant la même appellation que la rivière qui sépare la ville d'ouest en est, est plus qu'un simple pont. Du côté sud, des policiers à bord d'une voiture et des soldats de la Kosovo Force (KFOR) assurent la sécurité et la médiation entre les deux communautés. Sur la rive opposée, une tente verte, plantée à côté d'un drapeau serbe, fait office de point de contrôle marquant les «frontières» définies par Belgrade. Entre les deux, seuls les habitants de la partie nord de Mitrovica (Serbes et Albanais) ont droit de circuler. Nous nous retrouvons au milieu du pont. La fumée d'un feu de bois dégagée à une vingtaine de mètres nous renseigne sur la présence de personnes sous la tente que nous ne pouvons approcher mais à partir de laquelle, les yeux sont braqués sur nous. La curiosité me pousse à avancer vers la tente. Un policier kosovar me le déconseille. «Ce sont des civils, donc ils sont imprévisibles. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent même te kidnapper sans qu'ils ne soient inquiétés. Comme tu viens de la partie sud de Mitrovica, ils croiront certainement que tu es albanaise, et là, je ne saurai mesurer le danger qui t'attend.» Prise en tenaille par mon obstination de m'introduire sous la tente et les recommandations des militaires de la KFOR et des policiers sur place dont l'un d'eux est… serbe, je choisis la sagesse et rebrousse chemin. Une ville, deux vies Pourquoi tant d'appréhension ? Située à 45 km de la capitale, la deuxième ville du Kosovo est l'un des sujets de discorde entre Pristina et Belgrade. Sous les bombardements de l'ONU en 1999, les Serbes avaient été contraints de quitter le Kosovo à l'exception de Mitrovica. Et pour cause, à l'époque de Tito, cette ville stratégique du nord du Kosovo était une grande cité industrielle dont l'essor reposait sur les mines de lignite de Trepca. Mais aussi, les Serbes s'entêtent à la considérer comme l'une de leurs provinces reniant l'identité albanaise de la région. De son côté, l'implication de la communauté internationale pour empêcher les tensions interethniques, jugée «timide» par les Albanais, ne fait pas des miracles. Pour marquer leurs territoires respectifs, les Albanais et les Serbes ont tout organisé différemment. Au-delà des appartenances communautaires et religieuses, le fonctionnement de la ville est divisé en deux. Au nord, on utilise le dinar serbe et on parle serbe. Au sud, c'est l'euro et l'albanais qui distinguent Mitrovica l'Albanaise. Contrôlée par Belgrade et ses services secrets, la partie nord de Mitrovica vit dans un véritable chaos. Les groupes criminels serbes imposent violence et règlements de comptes à tout Albanais non résidant de leur territoire. Pire encore, la contrebande est la première ressource financière au nord. La loi du plus fort Rejetant toute juridiction kosovare, les habitants du nord de Mitrovica refusent à ce jour de payer les charges (eau, gaz, électricité) et principalement les impôts et les taxes douanières. Cependant, ils bénéficient des aides sociales octroyées par la Serbie et le Kosovo. D'autre part, la dépendance du Kosovo de la Serbie procure à cette dernière un pouvoir de nuisance sur l'économie kosovare. «Si vous n'êtes pas résidant du côté nord de Mitrovica, vous ne pouvez y accéder. En revanche, eux (les Serbes) circulent librement dans la partie sud. En hiver, ils viennent en masse pour vendre du bois de feu en toute quiétude», déplore le patron d'un fast-food albanais. Comment reconnaître les Albanais du Nord et ceux du Sud ? Des gens payés par les autorités serbes et qui connaissent parfaitement leurs cohabitants identifient chaque passant sur le pont d'Ibar. Si un étranger tente de joindre l'autre bout du pont, il a droit à des jets de pierres et parfois à des réactions serbes plus violentes. En 2004, trois enfants albanais Egzon Deliu, 13 ans, Avni Veseli, 12 ans, et Florent Veseli, 9 ans sont morts noyés dans la rivière d'Ibar alors qu'ils tentaient de fuir des chiens féroces lancés par un groupe serbe. Au total, onze Albanais et sept Serbes ont trouvé la mort lors des échauffourées qui ont suivi le drame. Privé de mon passé L'an dernier, de violents heurts avaient à plusieurs reprises éclaté. Un policier kosovar avait été tué par balle et des dizaines de manifestants et de soldats de la KFOR avaient été blessés. «Ce sont des gens qui ont fait la guerre en Croatie et en Bosnie qui font la loi sur un territoire kosovar et qui spolient nos terres et nos maisons», dénonce un vendeur de textile kosovar dans le côté sud de Mitrovica. Contraint d'abandonner sa maison et son commerce dans la partie nord, le père de famille fuit la guerre vers le Monténégro. Douze ans plus tard, il n'a pu regagner sa demeure ni son magasin. «Ma maison et mon commerce appartiennent aux Serbes. Je n'ai plus remis les pieds là-bas depuis 2000, faute de sécurité pour ma vie et celle de ma famille. On m'a privé de tout, même de mon passé. J'ai dû redémarrer ma vie à zéro», regrette le commerçant. Pour mieux comprendre la situation, Avni Kastrati, maire de Mitrovica, nous conduit à un centre commercial à Mitrovica sud, où la majorité des habitants sont albanais. Dans le parking, nous remarquons des véhicules avec des plaques d'immatriculation serbes. «Ils viennent s'approvisionner régulièrement dans ce centre commercial situé dans la partie kosovare, sans le moindre problème», témoigne M. Kastrati. A la sortie du parking, les Albanais vivant dans la partie nord remplacent leur plaque d'immatriculation kosovare par une autre, serbe, pour ne pas attirer l'attention des Serbes. «Même si je vis depuis des années dans le nord de Mitrovica et que les Serbes me connaissent, je fais tout pour passer inaperçu, car le danger nous guette constamment», se confie un Kosovar vivant dans sa ville natale mais sous le joug serbe. Au train où vont les choses et vu les enjeux économiques et politiques scindant Albanais et Serbes, Mitrovica demeure l'un des sujets les plus pressants à résoudre entre Pristina et Belgrade.