L'historien et ancien diplomate français, Jean-Pierre Filiu, a publié, l'été 2011, La révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique. Livre paru aux Etats-Unis et en France. «Un livre précieux pour faire voler en éclats les idées reçues et les préjugés sur le Printemps arabe», estime le géopolitologue français Pascal Boniface. Mardi 13 mars 2012, Jean-Pierre Filiu, qui a vécu en Tunisie et a juré de ne plus jamais y revenir tant que Zine Al Abidine Ben Ali restait au pouvoir, était à Alger, à l'Institut français d'Algérie (IFA), pour débattre du contenu de cet essai intéressant. Pour lui, nous ne sommes qu'au début d'une seconde renaissance arabe qui fera jonction avec celle du XIXe siècle. Jean-Pierre Filiu a pris – et il le reconnaît – un risque en se prononçant au début d'un mouvement révolutionnaire. Habituellement, les historiens préfèrent prendre du recul, attendre, avant de restituer et d'analyser les faits. Selon lui, ce mouvement va se complexifier et prendre d'autres dimensions. D'où l'importance d'en tirer les premières leçons au commencement. «C'est une séquence longue qui prendra plusieurs années. Les jugements hâtifs peuvent induire en erreur», a-t-il prévenu. Il a estimé que la grande leçon du Printemps arabe est la victoire des forces de vie sur les forces mortifères qui étouffaient les sociétés arabes. -1) Les Arabes ne sont pas une exception. On a écrit que la démocratisation s'arrêtait aux frontières du monde. Pour cela, on avait avancé des schémas culturels et racistes. Il faut reprendre la chronologie de tous les mouvements de lutte ces dernières années. Il y a eu des mouvements d'opposition civile et populaire qui ont été maîtrisés dans l'indifférence générale. Octobre 1988 en Algérie est l'un de ces grands moments. La Jordanie a organisé des élections générales en 1989, les premières élections libres après trente ans. La décennie 2001-2011 est perdue. Le débat sur le Monde arabe et islamique s'est focalisé autour de la question d'Al Qaîda et du terrorisme (après les attentats du 11 septembre). Ces dix ans ont donné une formidable ressource aux régimes autoritaires et dictatures arabes en accusant leurs opposants d'être les suppôts d'El Qaîda. Ben Ali était à l'avant-garde de ce recyclage de discours. Partout, on préparait la succession héréditaire au pouvoir… Les peuples ont fait tomber ces systèmes.
-2) Les musulmans sont aussi bien autre chose. Nous sortons de «la décennie Al Qaîda» durant laquelle un délire intellectuel a eu ses lettres de crédit auprès des médias, d'une partie de la classe politique et dans certains travaux universitaires d'après lequel l'islam devait tout expliquer. Toutes les données fondamentales des sciences sociales devaient disparaître. Il fallait se concentrer sur l'islam et de là en tirer les projections d'avenir. C'est faux. En Egypte, on peut être salafiste contre-révolutionnaire ou se retrouver dès le premier jour à la place Tahrir, on peut être imam gouvernemental et être contre la grève ou avec les jeunes à la place Tahrir… L'islam n'explique rien, cela ne veut pas dire que les acteurs ne le sont pas en tant que musulmans. Certains acteurs se sont engagés au nom de leur foi, mais cette foi-là ne peut en rien changer le positionnement politique.
-3) La jeunesse est en première ligne. C'est la révolution des chabab. Les jeunes filles se sont tellement engagées. Tout le monde a vu l'image de cette fille, avec un sous-vêtement bleu, traînée par les forces de l'ordre à place Tahrir. Les filles ne sont pas les moins mobilisées dans la poursuite de la dynamique révolutionnaire. Le Monde arabe a fait sa transition démographique. Et comme toujours après ce genre de transition, il y a l'effet chabab de ce qu'on peut appeler «la cloche de la jeunesse». Les 15-24 ans sont la classe d'âge majoritaire. Contrairement à ce que disent les sociologues, nous sommes devant une révolution générationnelle. Cela ne veut pas dire que les gens plus âgés ne sont pas mobilisés. Ceux qui ont fait la révolution, ce sont les jeunes.
-4) Les réseaux sociaux ne font pas le printemps. La révolution se fait dans la rue, pas devant l'écran. Nous avons constaté qu'aucun blogueur n'a été élu. Le nombre d'amis sur facebook ne préjuge absolument pas la popularité réelle au suffrage universel. A chaque fois, les réseaux sociaux sur internet fonctionnent en écho à un mouvement qui existe. Le groupe «Nous sommes tous Khaled Saïd» (du nom d'un internaute torturé à mort par la police égyptienne) sur facebook a appelé la première manifestation à la place Tahrir, le 25 janvier 2011, à la faveur de la fête de la police. Le groupe interroge sur son mur les facebookiste : «Que voulez-vous offrir comme cadeau à la police ?» La réponse : «Tounès ! Tounès !» («Tunisie ! Tunisie !). Cela dit, les manifestants, qui sont venus à Tahrir, se sont déplacés grâce au bouche-à-oreille, au «téléphone arabe», loin de la technologie… L'interruption par le régime Moubarak du flux internet pour les téléphones portables a accéléré le mouvement révolutionnaire. Les gens n'aiment pas qu'on touche à leurs mobiles, une part de leur liberté. En Libye, la révolte a commencé avant la date prévue du 17 février 2011, après l'appel lancé sur facebook. Les forces de sécurité ont interpellé les jeunes le 15 février, le 16, la population sortait dans la rue pour les faire libérer. C'était le début de la révolte.
-5) On peut gagner sans chef. Cela va à l'encontre de toute une mythologie partagée dans le pourtour méditerranéen sur le zaïm, le chef charismatique, le combattant suprême, le sauveur de la nation… Donc, non. Ce n'est pas vrai. L'absence de leader est très efficace contre la répression. En Syrie, ils cherchent et tuent des personnes, et la révolution continue parce qu'il n'y pas de chef. Le système patriarcal exercé par le pouvoir est insupportable. La scène la plus significative de toute la révolution arabe est ce discours du 10 février 2011 de Hosni Moubarak qui «pardonne» à ses enfants. Il n'avait pas terminé le mot «pardonner» qu'un nuage de chaussures s'est abattu sur l'écran géant installé place Tahrir ! Comme si Moubarak pouvait pardonner à des gens dont il venait de tuer des centaines. Je crois que Moubarak comme d'autres sont sincères lorsqu'ils parlent. Ils pensent que le pays leur appartient et que ce qu'ils donnent à la population relève de la générosité de leur part ! Ce rapport paternaliste a pris fin avec cette révolution arabe.
-6) La seule alternative à la démocratie est le chaos. Pendant des années, des dictateurs disaient : «C'est moi où le chaos.» Avec leur manière paternaliste, ils traitaient le peuple comme un grand enfant qu'il faut protéger de ses caprices. Aujourd'hui, le facteur de la guerre civile et les chaos sont les dictateurs eux-mêmes. En Syrie, Bachar Al Assad ajoute tourment sur tourment, tragédie sur tragédie, à son peuple. Il veut pousser à une guerre civile que la révolution syrienne refuse.
-7) Les islamistes sont au pied du mur. On me demande souvent : est-ce que Rached Ghanouchi, leader d'Ennahda en Tunisie, s'est converti à la démocratie, lui ou d'autres leaders islamistes ? Ils sont aujourd'hui soumis à des règles du jeu qui ont changé. Elles s'imposeront à eux quoi qu'ils veuillent ou qu'ils fassent. Hamadi Jebali (Premier ministre tunisien) n'a pas fini de payer ses déclarations sur le Califat. L'offre politique est soudain variée. Le vote islamiste est lui aussi pluriel. En Tunisie, au Maroc ou en Egypte, le vote islamiste est religieux, minoritaire à mon avis, et révolutionnaire. Le but est de rompre avec le statu quo. On pense que seuls les islamistes peuvent le faire compte tenu de leur organisation. A l'opposé, il existe un vote d'ordre moral et social. Il sera extrêmement difficile de faire coexister ces deux exigences électorales qui se rejoignent dans le vote islamiste. Chaque jour, Ennahda est tiraillée d'un côté comme de l'autre.
-8) Les djihadistes, l'alternative des dictateurs. La révolte arabe a enterré Ben Laden avant qu'il soit éliminé physiquement en mai 2011 au Pakistan. Al Qaîda a été incapable de déstabiliser les régimes de Moubarak et de Ben Ali. C'est un échec historique.
-9) La Palestine au cœur arabe. Il faut mener des études sur le parcours des jeunes manifestants arabes. La première fois qu'ils étaient sortis dans la rue protester et qu'ils s'étaient fait tabasser, c'était en janvier 2009 lors de la guerre de Ghaza. Le seul symbole qu'on voit associé au symbole national, en Egypte, en Tunisie, ou ailleurs, c'est le drapeau palestinien. Et également la keffieh. Parce qu'il s'agissait de la révolution de la karama, la dignité, de la justice, et de la fin du deux poids, deux mesures pour le peuple palestinien. Sur la rue palestinienne, la révolution s'est déclinée en une demande populaire de mettre fin («inhaa al inkissam») entre le Hamas et Fatah.
-10) La renaissance n'est pas une partie de dominos. Il n'y aura pas d'effet dominos pour la simple raison qu'il n'existe pas de «système» (nidham) arabe intégré comme il y avait un bloc soviétique. En revanche, il y a deux dialectiques qu'il faut clarifier. Premièrement, il existe des mouvements révolutionnaires ou réformistes radicaux qui se vivent comme des guerres de libération. Cela a été vu en Libye et en Syrie. Les insurgés ont brandi le drapeau de l'indépendance. Il y a un sentiment d'orgueil national repris. A Tahrir, on a crié : «Sois fier d'être Egyptien.» Moubarak était considéré comme une honte nationale après avoir humilié et spolié le peuple. Deuxièmement, il y a aujourd'hui une sphère publique qui résonne d'un bout à l'autre du Monde arabe avec une langue moderne et standard qui n'a jamais été parlée par autant d'Arabes d'aussi bonne façon grâce aux chaînes satellitaires et aux réseaux sociaux. Ces deux dialectes se situent dans le prolongement de la Nahda (Renaissance) du XIXe siècle.