A Bamako, le brouillard de sable venu du Sahara voile le soleil et barre l'horizon. La capitale malienne est accablée. Par la chaleur, mais surtout par la tourmente dans laquelle est plongé le pays, menacé de partition et secoué par une grave crise politique depuis le putsch du 22 mars dernier, qui a renversé le président Amadou Toumani Touré. Bamako (Mali) Correspondance particulière A Dar Essalam, au pied de la colline de Koulouba, d'où le palais présidentiel, déserté par le pouvoir, domine la ville, une sensation de vertige saisit les jeunes, comme les plus anciens, à l'évocation de ces vastes contrées désertiques du Nord qui échappent désormais à tout contrôle. Cinq hommes du quartier ont perdu la vie dans les combats contre la rébellion touareg, qui cristallise un terrible ressentiment. Affairée autour d'un brasero, dans la petite cour poussiéreuse de la maison familiale, une mère de famille affiche sa stupéfaction. «La situation est effroyable au Nord. Cela me fait mal et peur. Le pays plonge dans l'inconnu. La seule solution serait que tous les Maliens se donnent la main. Ce pays doit rester indivisible.» Elle a perdu son mari en 1991, tombé sur le front du Nord, alors qu'il combattait une précédente rébellion touareg. «Nos soldats ont eu raison de se révolter, dit-elle à propos du putsch. On les envoyait à la mort. Ils n'avaient pas les moyens de combattre ces rebelles, qui sont des ennemis avec lesquels on ne peut pas discuter.» Après la chute éclair de Kidal, Gao et Tombouctou, la sympathie d'une partie de la population pour les putschistes de la caserne de Kati s'est vite refroidie. Et avec l'embargo décrété par la Cédéao, les Maliens ont eu le sentiment de devoir payer le prix de cette crise dont ils sont pourtant les premières victimes. Une crise synonyme de désastre pour une population pauvre, fragile, qui vit sous la menace de la crise alimentaire et peine à s'offrir les denrées de base dont les prix s'envolent. La rancœur et la déception sont grandes, aussi, à l'endroit d'une classe politique coupée des réalités, accusée de corruption, actrice d'une démocratie de façade qui s'est effondrée comme un château de cartes. «La corruption, l'appât du gain facile et le laisser-aller de certains dirigeants ont détruit le pays», résume Dehibou Camara, un jeune Bamakois activant au sein d'une ONG malienne. «Pendant les élections, on distribue de l'argent pour acheter les consciences. Pour gagner un scrutin, il faut être riche. De nombreux partis trafiquent les subventions, pillent les ressources publiques, c'est du vol légalisé. Tout cela a alimenté la colère, surtout au sein de la jeunesse, durement touchée par le chômage et privée d'avenir», poursuit-il. Affaibli par les plans d'ajustement structurels du FMI et rongé par la corruption, l'Etat a implosé, incapable de contenir les dangereuses répliques de la guerre en Libye. Au camp de Kati, à une quinzaine de kilomètres de Bamako, la junte militaire semble naviguer à vue, négociant une inévitable sortie. Les Maliens en veulent à la France et à leurs voisins A l'entrée de la caserne, bâtie sur une plaine aride, de jeunes soldats tatillons filtrent les entrées. Un imposant dispositif entoure les quartiers du capitaine Sanogo.Des hommes en armes, vêtus de gilets pare-balles, volontiers agressifs avec les journalistes, paradent, comme pour faire oublier la déconfiture de l'armée au Nord. Scène surréaliste, une armée d'ouvriers repeint en orange saumon le bâtiment faisant face à la villa de style colonial qu'occupe la junte. Atterrés et humiliés par l'offensive rebelle et la déroute d'une armée dépenaillée, les Maliens en veulent autant à leurs voisins qu'à l'ex-puissance coloniale française. Ils affichent un nationalisme amer. «Avec les procédures de la Cédéao, l'avenir du peuple malien se décide ailleurs et sans lui. Quant à la France, elle joue un jeu trouble. Nulle part en Afrique, la France n'est appréciée. Sarkozy a fait trop de dégâts. La guerre en Libye, c'est lui. La politique d'immigration qui nous ferme les portes de l'Europe, c'est encore lui», s'emporte Seydou Coulibaly, un jeune de Dar Essalam. Sur le seuil de sa librairie, La ruche, le vieil Amadou Seydou Traoré, vêtu d'un boubou blanc, affiche, lui aussi, sa colère et son désarroi. Cet éditeur est un ancien ami et compagnon de Modibo Keïta, premier président du Mali indépendant. «Il faut empêcher cette sécession, préparée et soutenue par des milieux économiques étrangers, s'alarme-t-il. Encore une fois, c'est une guerre du pétrole, une tentative de prédation et de mise en coupe réglée d'une zone très riche», dit-il en référence au potentiel pétrolier et uranifère du nord du Mali. Dans les rues de Bamako, on ne croise plus d'hommes bleus. Par crainte de représailles, la plupart des Touareg vivant dans la capitale ont fui. L'inquiétude étreint aussi les Arabes maliens. «La situation est devenue trop dangereuse, tout peut arriver, je ne peux plus rester. Ma couleur de peau fait de moi une cible. Je vais mettre mes enfants à l'abri à l'extérieur, puis je partirai à mon tour», confie une commerçante arabe originaire de Tombouctou. En proie à l'incertitude et à la division, coupé en deux, le Mali vit aussi désormais sous la menace des groupes islamiques armés, qui se sont engouffrés dans la brèche ouverte par les rebelles touareg du MNLA. Beaucoup veulent croire que l'islam débonnaire de la majorité des Maliens rend le pays imperméable aux thèses de djihadistes, qui n'ont que faire de l'indépendance de l'Azawad et veulent, avant tout, instaurer un Etat islamique régi par la charia au Mali. Pourtant, les effets du chaos libyen et l'effondrement de l'armée malienne offrent à ces djihadistes une opportunité inespérée. «Ces groupes se sont approvisionnés en armes sophistiquées dans cet immense marché interlope qu'est devenu le Sud libyen, prévient l'ancien Premier ministre, Ibrahim Boubacar Keïta. Aujourd'hui, le Mali est frappé. Demain, ce sont tous nos voisins qui seront exposés au risque d'une déstabilisation majeure.»