L'écrivain est comme un arbre qui croît : il s'alimente aux sucs de la terre où il pousse, il puise sa force dans cette terre. Cependant, une fois qu'il a grandi et plongé ses racines au plus profond du sol natal, il ne se contente plus d'en tirer sa nourriture : il le nourrit à son tour. Comme tous les grands écrivains, Mouloud Mammeri n'a pas dérogé à ce noble principe littéraire. De La colline oubliée, à La traversée, en passant par Le sommeil du juste et L'opium et le bâton, la terre natale est décrite magistralement. Il suffit de visiter la Kabylie profonde aux montagnes et collines majestueuses, aux villages perchés «si haut» qu'on dirait des nids d'oiseaux et aux ravins et ruisseaux ensorcelants, pour découvrir tout cet amour que Mouloud Mammeri vouait à cette terre qui l'a vu naître. A l'exception de La traversée, tous les romans du grand écrivain, désormais classiques incontournables pour tous les Algériens, subliment cette terre et l'élèvent au rang «d'héroïne éternelle». En effet, Mouloud Mammeri ne s'arrête pas à la «description optique» du relief du terroir, mais «le fait vivre». La colline oubliée n'est-elle pas le symbole de cette Algérie qui «a été oubliée» par le monde entier pendant la longue nuit coloniale ? Le mot «colline» suggère «la hauteur», la montée difficile pour quiconque veut en atteindre le sommet. C'est aussi «le nif algérien» (nifou talaâ =digne). Les critiques, au nationalisme étroit, n'ont pas compris «le grand symbole» du romancier Mouloud Mammeri. C'étaient les années cinquante. Il fallait «montrer ses armes aux colonisateurs » ! La culture ou «le nif » symbolisés par «La colline» de Mouloud Mammeri comptaient très peu aux yeux des «indépendantistes» de 1952, date de la parution de La colline oubliée. Même Taha Hussein, le penseur égyptien aux positions controversées vis-à-vis de la cause algérienne, n'a vu dans La colline oubliée(1) qu'un roman ethnographique. Pourtant, Mouloud Mammeri, qui voyait en lui le digne représentant de «la pensée arabe à Paris» à l'époque, lui avait écrit une dédicace en arabe sur l'un des exemplaires de son roman tirés spécialement sur vélin par l'éditeur. Certes, Taha Hussein a remercié Mouloud Mammeri et fait l'éloge de sa «belle langue et de son style ciselé», mais au fond «la vision sociale et politique» du romancier reste pour lui «étroite» (thayiqa). Maître de sa longue vision, ne se sentant nullement dérangé ou gêné par «les critiques» aux relents politiques avérés, Mouloud Mammeri continue sa quête du «symbole» de hauteur, de dignité et d'éternité et pour la terre algérienne et pour ses habitants autochtones. Cette «terre escarpée», difficile à monter n'est, en fait, que «le symbole de la sagesse» qui remplit les contes populaires racontés par les ancêtres depuis la nuit des temps. Cette «sagesse» sommeille en nous. Il faut la réveiller, comme il faut «épousseter l'oubli», qui cache «la colline/Algérie». C'est le grand symbole qu'utilisera Mouloud Mammeri, quelques années plus tard, dans son deuxième roman intitulé Le sommeil du juste. Cette terre tant chérie doit puiser dans son patrimoine ancestral millénaire pour retrouver son «juste» qui la mènera vers la liberté. Ecrivain visionnaire et moudjahid dès 1956, Mouloud Mammeri était un «démocrate impénitent» (c'est son expression). Il voyait l'avenir de l'Algérie autrement. Et l'histoire lui a donné raison ! Dans son immense épopée parue en 1967 sous le titre, L'opium et le bâton, notre grand romancier a démontré que la Révolution algérienne a été une véritable révolution populaire où «les intellectuels» ont joué un rôle de premier ordre. Le médecin, qui a rallié le FLN, n'a pas fait que soigner les blessés ou les malades. Il a été l'exemple à suivre et la bougie qui a illuminé les esprits qui combattaient «la nuit» sans savoir où aller. Si le colonialisme a utilisé «l'opium» pour endormir nos pères et grands-pères, nous, nous devrons bien «tenir le bâton» et pour le chasser et pour «soutenir la baraque qu'on veut construire». Dans cette Algérie fragilisée par tant de malheurs, «l'action de bâtir», «le mouvement de construire» devront s'appuyer sur de bonnes bases. Et Mouloud Mammeri voyait loin, très loin. Dans son quatrième et dernier roman, intitulé La traversée, il fait voyager son héros, Mourad, au fin fond du Sahara algérien. Mourad, dans sa quête d'identité, doit aller le plus loin possible : comprendre la culture algérienne dans toute sa diversité et découvrir cet immense territoire qui l'a vu naître. Mourad est un «intellectuel». Il doit «comprendre» pour agir, pour construire. Romancier génial, chercheur et érudit de grande envergure, Mouloud Mammeri a résumé sa vie militante par cette expression désormais légendaire pour tous les patriotes algériens : «Je suis un démocrate impénitent»(2) «Le printemps berbère » de 1980 « la révolte populaire» d'Octobre 1988 et la reconnaissance de tamazight, «bâton» qui manquait dans le puzzle culturel algérien, doivent quelque chose, «une grande chose» à Mouloud Mammeri.
Note : 1) Voir «Naqd wa khissam», le Caire 1958. T . Hussein, reproduit la dédicace de M. Mammeri écrite avec une belle calligraphie maghrébine. 2) Entretiens avec Tahar Djaout – Ed. Laphonic, Alger.