J. S. Bach a composé pour les dieux, Mozart pour les anges, Beethoven pour les humains. C'est par cet aphorisme que le philosophe et poète roumain, Emil Cioran, avait résumé les grands moments de la musique classique européenne. Et c'était en m'inspirant de lui que j'avais commencé, il y a quelques années, une chronique dédiée à Warda. Je n'ai pu la finir et la voilà disparue. Alors, pour honorer sa mémoire, ces quelques phrases extraites du brouillon remisé dans mes archives dans l'attente de le reprendre plus tard, quand je me sentirais à la hauteur de la tâche. Mais il est trop tard ! Quand j'avais lu l'aphorisme de Cioran, j'avais instantanément pensé à ces trois grandes dames de la chanson arabe : Oum Kelthoum, Faïrouz et Warda. La première à la place de Bach et ses dieux, la seconde à celle de Mozart et ses anges, la troisième à celle de Beethoven s'adressant aux humains. Et comme Bach, Mozart et Beethoven, toutes trois furent les compagnes de ma jeunesse mais répondaient, chacune différemment, à des attentes singulières que je n'ai pu comprendre que plus tard. J'étais littéralement «écrasé» par Oum Kelthoum, «enchanté» par Faïrouz, mais je finissais «barbouillé» par Warda, haletant comme à la fin d'un sprint, amoureux de tout, de la vie, des gens et… de Warda, bien sûr. En 1973, j'étais parti «m'arabiser» en Egypte. En fait, je parlais parfaitement l'arabe algérien, mais j'étais quasi analphabète dans cette langue. Le colonisateur avait limité son écriture à la liturgie et les idéologues post-indépendance la réduisirent à la rhétorique. 1973 : Warda venait de sortir Ayoun Es Soud que Baligh Hamdi avait orchestré. En Egypte qui se préparait à la guerre, ce fut un triomphe qui rejaillit instantanément sur moi. Certes, Warda était déjà connue, mais elle avait peiné pour se faire reconnaître comme telle. Elle avait été pourtant sollicitée par de grands compositeurs comme El Mekkaoui et même Riad Es Soumbati, mais les résultats restaient moyens, parfois médiocres. Je compris à la longue, et en lisant des travaux sur son parcours, que sa voix qui couvrait toute la gamme musicale, que sa gestuelle corporelle qui exprimait une énergie remarquable et indomptable, que la rythmique nerveuse qu'elle imposait à la mélodie, que tout cela était difficile à contenir dans le cadre et les normes du «tarab» égyptien et moyen-oriental. Celui-ci, plus lent, plus fluide, plus langoureux diraient les Maghrébins, était mal préparé à accompagner celui-là plus vif, plus saccadé. Warda El Djazaïra ne renvoyait pas seulement à une origine géographique, mais aussi à un «style», une manière d'être, de parler et de se mouvoir. C'est, à mon sens, tout le génie de Baligh Hamdi d'avoir compris cela et d'avoir composé sa musique en l'adaptant à la singularité de sa cantatrice.C'est dans cette alliance inédite du tarab oriental et du génie maghrébin que j'ai perçu l'extrême originalité de la place qu'occupe, encore aujourd'hui, Warda. Fille des deux sous-continents, elle a réussi, avec la complicité de son compositeur, à faire la synthèse de l'esthétique musicale de l'un et de l'autre. Et, adoptant le tarab en l'adaptant à son style, elle a donné à la grande chanson arabe la proximité et la chaleur humaine qui m'avaient amené, il y a quelques années, à penser à Beethoven quand Faïrouz me renvoyait à Mozart et Oum Kelthoum à Bach.