Les ordonnances et décrets présidentiels portant application de la « charte pour la paix et la réconciliation nationale » ont été publiés hier dans le Journal officiel. Les ordonnances sont structurées en sept chapitres. L'ordonnance explicite notamment les mesures d'extinction de l'action publique, des mesures de grâce, de commutation et de réduction des peines au bénéfice des quatre catégories d'éléments de groupes armés ou de soutien qui disposent de six mois comme délai pour se présenter à la justice, aux services de sécurité ou aux représentations diplomatiques algériennes à l'étranger. Le concerné devra remplir une déclaration précisant son état civil, son aire d'action et les actes commis. Or les associations de victimes se demandent, concernant les extinctions de poursuites contre les auteurs de massacres collectifs, de viols et d'attentats à l'explosif, quel est le terroriste qui va avouer avoir participé à l'une de ces trois catégories de crimes. « Un activiste coupable d'enlèvement et de meurtre délibéré, y compris à de multiples reprises, échapperait aux poursuites ou pourrait quitter la prison », avait observé l'ONG américaine Human Rights Watch (HRW) en septembre 2005 dans une synthèse du document d'information sur le « projet de charte ». cafouillage ? L'extinction des poursuites pose également un imbroglio juridique dont la finalité semble renforcer l'impunité des éléments des groupes terroristes. « Le 22 septembre 1997 à Bentalha ont eu lieu les massacres perpétrés par les terroristes islamistes. L'article 7 du code de procédure pénale algérien stipule ‘‘qu'en matière de crime, l'action publique se prescrit par dix ans révolus à compter du jour où le crime a été commis si dans cet intervalle il n'a été fait aucun acte d'instruction''. Cela signifie qu'en septembre 2007 il y aura prescription, puisque à notre connaissance les auteurs des massacres n'ont pas été identifiés, peut-être même pas recherchés pour pouvoir être mis en accusation, jugés puis condamnés puisque exclus des mesures d'extinction des poursuites énoncées par la charte sur la paix. En outre, afin que cette prescription puisse être interrompue, il eût fallu que des actes de procédure aient été faits par les autorités judiciaires. L'opinion nationale et internationale n'ont jamais été informées d'une quelconque ouverture d'information judiciaire. Et ce sera donc la prescription qui s'appliquera », illustre Leïla Aslaoui, ancienne juge et ex-ministre, sur les colonnes du Soir d'Algérie d'hier. Selon le décret, l'exonération des poursuites dont bénéficient les éléments concernés par la loi sur la concorde civile de 2000, loi appliquée sans que le travail des commissions de probation ne soit rendu public, aura un caractère définitif. Ces éléments jouiront de la levée des « entraves administratives » et les mesures de privation des droits seront abrogées. Le décret ne donne pas plus de détails sur les mesures interdisant l'activité politique « sous quelque forme que ce soit, pour toute personne responsable de l'instrumentalisation de la religion ayant conduit à la tragédie nationale, ainsi que pour toute personne qui, ayant participé à des actions terroristes, refuse toujours de reconnaître sa responsabilité dans la conception et la mise en œuvre d'une politique prônant la violence contre la nation et les institutions de l'Etat ». Des observateurs s'étaient interrogés si ces dispositions concerneraient le cas de Madani Mezrag, chef de l'ex-AIS qui a mené campagne pour le « oui » au référendum du 29 septembre 2005 portant sur la « charte » et bénéficiaire de la grâce-amnistiante, jugée anticonstitutionnelle, de janvier 1999. Flou total. Les familles ayant un défunt impliqué dans un groupe terroriste bénéficieront ou d'une pension mensuelle de 10 000 DA ou d'un capital variant entre 1 000 000 et 1 200 000 DA. Le « Fonds spécial à la solidarité nationale » prendra en charge ces enveloppes. Toute discrimination à l'endroit de ces familles est interdite, la disposition pénale prévoit une peine d'emprisonnement de 6 mois à 3 ans et une amende de 10 000 à 100 000 DA. Le décret prévoit également la « réintégration dans le monde du travail ou, le cas échéant, l'indemnisation pour les personnes ayant fait l'objet de mesures administratives de licenciement pour des faits liés à la tragédie nationale ». Concernant les disparus, la justice devra établir un jugement de décès ouvrant droit à une indemnisation. « Davantage de verrouillage » La police judiciaire devra établir un procès-verbal de constat de disparition dans un délai de moins d'une année à partir de la publication du décret dans le Journal officiel et les familles déposeront ce PV de constat de disparition devant la justice dans les premiers six mois suivant sa réception. Le montant de l'indemnité n'est pas précisé. Pour l'avocat Amine Sidhoum, « le conditionnement de l'indemnité avec la possession d'un jugement de décès pour les cas de disparition » constitue une « insulte aux familles ». L'Association nationale des familles de disparus (ANFD) parle d'un « cynisme d'Etat », rappelant qu'en janvier 2000, « Ahmed Ouyahia avait pris une initiative similaire quand il était lui-même ministre de la Justice. Il avait instruit les procureurs généraux aux fins de convoquer les familles et leur délivrer un jugement de disparition en guise de règlement de ce dossier, ‘‘car toutes les voies légales de recherche du disparu étaient épuisées'', disait-il ». A travers le décret, les victimes de disparitions forcées sont requalifiées sous le chapitre générique des « ayants droit des victimes de la tragédie nationale ». Le calcul et le versement de l'indemnisation touchant ces ayants droit, le texte renvoie à la « réglementation en vigueur des victimes décédées du terrorisme ». Le décret 06-93 relatif à l'indemnisation des « victimes de la tragédie nationale » détaille le cas du personnel militaire et civil assimilés, des fonctionnaires et agents publics. L'article 44 de l'ordonnance 06-01 interdit toute poursuite contre les « éléments des forces de défense et de sécurité de la République ». « Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l'autorité judiciaire compétente », lit-on dans le même article. Lors de son discours du 14 août 2005 annonçant son projet de « charte », le président Bouteflika avait condamné, a priori, les contradicteurs du projet : « Des voix connues ne manqueront pas de s'élever pour tenter de s'opposer à cette attente populaire légitime, à notre désir profond de paix, à notre quête de réconciliation nationale (...). Ces voix seront sans aucun doute les mêmes que celles qui, à l'intérieur et à l'extérieur, ont assisté, hier, silencieuses aux horribles tueries qui nous ont frappés dans notre chair et dans notre âme. » « Est condamné d'un emprisonnement de trois ans à cinq ans et d'une amende de 250 000 DA à 500 000 DA quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République (...), fragiliser l'Etat, nuire à l'honorabilité de ses agents (...) ou ternir l'image de l'Algérie », stipule l'article 46 qui précise que les poursuites pénales sont engagées d'office par le ministère public et qu'en cas de récidive, la peine prévue est portée au double. Familles des victimes, militants de la société civile, journalistes, avocats, etc. craignent que cette disposition ne sert à « fermer davantage le champ d'expression » et regrettent que le souci de vérité et de justice soit ainsi passé à la trappe. « L'expérience d'autres sociétés sorties d'un conflit interne montre que la réconciliation nationale a beaucoup plus de chances de réussir lorsque certains efforts sont à tout le moins consentis pour découvrir et révéler la vérité et pour traduire en justice les auteurs des crimes, quel que soit leur camp », avait souligné HRW en septembre 2005. Dans l'article 47 de l'ordonnance, le président de la République se réserve le droit de « prendre toutes autres mesures requises pour la mise en œuvre de la charte » et ce, « à tout moment ».