L'histoire d'un film avorté qui enfante d'un beau livre. C'est un beau livre, car il appartient à cette catégorie d'ouvrages par le format, l'abondance des illustrations et le soin apporté à le réaliser. Mais c'est surtout un bon livre par la richesse de son contenu, la qualité de son écriture et la somme de choses qu'on est amené à découvrir et qui dépasse de loin l'objet affiché de l'ouvrage. Cet objet, c'est l'histoire d'un film qui n'a jamais pu voir le jour et qui se trouve ressuscité en quelque sorte par le livre, du moins dans son esprit. Un film qu'Ahmed Bedjaoui a porté en lui depuis son adolescence, après avoir été marqué par l'épisode de la «fausse patrouille» qui, en 1956, à Tlemcen, avait défrayé la chronique de la guerre de libération nationale. Après l'indépendance, il décide d'en tirer un scénario avec, comme souci premier, «plus de rendre hommage à tous les résistants algériens que de coller à la réalité». L'ouvrage, intitulé Images et visages au cœur de la bataille de Tlemcen et paru aux éditions Chibab*, restitue donc la genèse de ce projet. Il donne à lire l'intégralité du scénario à travers lequel on peut découvrir une conception du traitement de l'histoire par la fiction, conception qui prend tout son sens aujourd'hui, tandis que la célébration du Cinquantenaire de l'Indépendance nous promet une production cinématographique d'importance autour de ce thème. Comment éviter le piège documentaire dans une œuvre de fiction ? Comment donner une dimension dramatique, et donc artistique, à des faits réels et les transfigurer en valeurs cinématographiques capables de transmettre l'émotion sans lequel le 7e art n'est plus un art ? Autant de questions que le jeune scénariste Ahmed Bedjaoui s'est, à l'évidence, posées et auxquelles il répond dans l'écriture-même du scénario, à travers les personnages créés et les situations imaginées en partant du réel. L'intérêt de la lecture de ce scénario réside d'abord là, renforcé par le fait qu'il soit rare que des scénarios soient publiés dans des ouvrages de large diffusion. Un lectorat de jeunes cinéastes ou d'étudiants en audiovisuel peut en tirer un parti bien utile. Mais, ce qui est intéressant aussi, c'est bien l'histoire de l'élaboration du scénario que l'auteur relate, fournissant des indications précieuses sur sa démarche, ses hésitations, ses choix. Et, ce qui devient encore plus intéressant, c'est le récit du tournage du film et des péripéties qu'il a dû traverser avant d'être interrompu brutalement, tué dans l'œuf au moment où il allait éclore. «Le film n'a jamais été achevé, écrit Ahmed Bedjaoui. Il a été en partie tourné. C'était en 1969, à Tlemcen, où nous étions partis avec un tiers de la pellicule et un tiers de la régie. Une fois épuisées ces dotations, nous avons reçu la visite du directeur de production qui a demandé à l'équipe de rentrer à Alger avec tout le matériel. Il nous a expliqué que tous les moyens humains et matériels de l'ONCIC devaient être mobilisés pour le tournage d'un grand film qui devait être réalisé par son directeur général». Dans son prologue, l'auteur a préféré cette attitude de gentleman, que l'on peut apprécier, au lieu de citer et le film et le nom du directeur en question (ce qui se fera plus loin où l'on apprendra qu'il s'agissait de Ahmed Rachedi). Dans son souci de dignité, il ajoute : «Ce fut une immense frustration surtout pour les comédiens amateurs qui ont proposé leurs cachets pour que l'aventure aille jusqu'au bout». Mais on comprend, avec une phrase-couperet, combien cette frustration fut dure pour lui : «Ce fut la fin de mon aventure de réalisateur». A ce titre, l'ouvrage est bien le récit d'un des nombreux avortements artistiques dont notre beau pays s'est vu être le triste théâtre ! Mais, heureusement, il ne se résume pas à cette fatale issue. Il est aussi le récit d'une collaboration enthousiaste entre Ahmed Bedjaoui, un des premiers Algériens diplômés de l'IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques de Paris, aujourd'hui Fémis) et célèbre animateur du Télé-Ciné-Club auquel des générations d'Algériens doivent une culture cinématographique de base plus qu'appréciable, et le peintre Denis Martinez, Algérien par choix, l'un des principaux fondateurs et animateurs du Mouvement Aouchem en 1967. Ils cosignent le livre, car Ahmed Bedjaoui avait fait appel à l'artiste, non seulement pour dessiner les story-boards (version illustrée du scénario) mais en tant qu'acteur et tant d'autres fonctions que la ferveur du peintre pour le projet, comme l'insuffisance des moyens, l'avaient amené à exercer. Les reproductions des illustrations conçues pour le film, ainsi que les photographies de tournage, justifient le statut de beau livre de l'ouvrage. Le partage de cette expérience se traduit par des pages succulentes sous forme de conversations entre les deux complices du projet. Cette partie, intitulée «Un artiste peintre dans un film», dépasse aussi son sujet puisqu'elle nous embarque dans un voyage dans le monde du cinéma et de l'art des années soixante et soixante-dix. Les échanges fourmillent d'anecdotes où fleure une nostalgie compréhensible qui fournit surtout de repères précieux pour ceux qu'intéresse l'histoire culturelle de notre pays. Le passage sur la Cinémathèque «au cœur d'Alger» est un véritable morceau d'anthologie, de même que les circonstances du tournage, le séjour à Tlemcen, les relations d'amitié et même des histoires loufoques comme cette pluie d'escargots sur la route de Rachgoun ! Non, vraiment, ce livre n'est pas ce qu'il paraît. Il est bien mieux et plus riche qu'il ne l'annonce. * «Images et visages au cœur de la bataille de Tlemcen». Textes d'Ahmed Bedjaoui. Dessins de Denis Martinez. Ed. Chibab. Alger 2012. 160 p. (ndlr : impression impeccable).