20 ans après, le sous-lieutenant Lembarek Boumaârafi est officiellement derrière les barreaux. Reconnu coupable d'assassinat sur la personne de Mohamed Boudiaf, il suscite toujours autant d'interrogations. El Watan Week-end s'est rendu à Annaba, sur les lieux du forfait, mais également à Meskiana, dans la wilaya d'Oum El Bouaghi, où il a vécu son enfance. Annaba et Meskiana (Oum el Bouaghi). De notre envoyé spécial
«Parce que vous croyez que c'est bien lui l'assassin ? Drôle d'assassin, alors… (…) Boumaârafi n'est même pas en Algérie, il doit être en Suisse, aux Etats-Unis ou en Malaisie…» A Annaba, quatrième ville du pays, là où a été assassiné Mohamed Boudiaf, il y a 20 ans jour pour jour, lorsque le sujet sur le meurtrier est abordé, telles sont les réponses qui fusent généralement. Rencontrées au cœur du mythique Cours de la Révolution, Anissa et Meriem, étudiantes en lettres françaises, admettent «l'idée de la culpabilité du sous-lieutenant Boumaârafi». «Mais pourquoi tant de zones d'ombre autour de cet assassinat ? Et pourquoi c'est lui qui a été chargé d'accomplir la sale besogne ?», relancent-elles. Cette dernière question revient également auprès de beaucoup de Bônois. Lembarek Boumaârafi demeure un mystère «identique au cas de Lee Harvey Oswald», selon Me Boubakeur Achaïchia, membre fondateur de la Fondation Boudiaf (voir interview ci-contre). Du côté de la maison de la culture qui porte le nom du défunt Président, rares sont celles et ceux rencontrés qui se sont exprimés sur l'enfant de Meskiana (wilaya d'Oum El Bouaghi), tant il demeure lui-même mystérieux. Salim, 27 ans, domicilié à Berrahal, à 35 km de Annaba, en direction de Constantine, affirme que «beaucoup reste à dire sur Boumaârafi, mais, à mon avis, il va falloir encore au moins une génération, si ce n'est deux. Ça sera tout simplement le travail des historiens. Mais certainement pas celui de ceux qui nous gouvernent en ce moment». ATMOSPHÈRE A l'intérieur même de la maison de la culture se dégage une drôle d'atmosphère dès lors que le nom de l'assassin sans doute le plus connu d'Algérie est évoqué. «Vous croyez que c'est l'endroit et le moment de parler de cet homme ? demande, énervée, Malika, une enseignante guelmoise, venue pour une exposition culturelle sur la wilaya de Blida. Non, pour moi, il a tué l'espoir, il mérite la mort. Regardez où nous nous trouvons maintenant, la situation est peut-être pire au début de l'année 1992. Fhemti (vous avez compris, avec l'accent de l'Est algérien) ? Il doit être exécuté, puisqu'il a été condamné à mort !» Ignore-t-elle que, bien que la peine de mort soit officiellement maintenue, il existe depuis 1993 un moratoire qui abolit de facto cette peine capitale ? Pourtant, même si Mohamed Boudiaf hante toujours cet espace culturel, il est clair que Lembarek Boumaârafi marque également, à sa manière, sa présence. Ses traces semblent encore toutes fraîches à travers le parcours qu'il a effectué juste après l'assassinat de la maison de la culture jusqu'à l'appartement de la famille Baïd (voir témoignage de Abdelmadjid Baïd), situé au sixième étage de l'immeuble Logicoop, sis face au commissariat central (voir carte). Pour essayer d'en savoir davantage sur cet homme, nous nous rendons à Meskiana, à 60 km à l'est d'Oum El Bouaghi, sur la RN10 en direction de Tébessa. Ancien village de colonisation, connu jusqu'en 1962 sous le nom de La Meskiana, ce gros bourg, situé en plein cœur de la partie orientale des Hauts-Plateaux, suffoque de chaleur en été comme il souffre du froid glacial en hiver. «LAVAGE DE CERVEAU» Meskiana, une ville au milieu de collines partiellement recouvertes de forêts de pin d'Alep, semble être complètement figée, à tel point qu'elle paraît presque à l'abandon. Son plan en damier rappelle la présence française. Peu de projets, mis à part l'hôpital, ont vu le jour depuis l'indépendance. Abdelkader, 46 ans, employé à Algérie Poste, s'est d'emblée exprimé sur l'enfant du pays qui a fait carrière à l'ANP : «Boumaârafi, enfant, était plutôt discret. D'après les plus anciens, c'était un élève sérieux, qui avait de très bonnes notes au primaire.» Cette scolarité exemplaire a d'ailleurs été confirmée par Ali M., qui était son camarade de classe en 4e année primaire : «Je me souviens bien de lui, il était vraiment doué en classe et plutôt discret. Khatih el machakel. Il restait souvent seul. Vous savez, il était issu d'une famille pauvre, son père s'est remarié et les relations avec sa belle-mère n'auraient pas été bonnes. C'est en partie pourquoi, juste après l'école primaire, il a rejoint l'Ecole des cadets de Guelma. Je ne l'ai plus revu depuis, je n'ai plus entendu parler de lui, sauf à partir de 1992, avec les événements que vous savez et ça m'a énormément surpris. Personne, ici, à Meskiana, ne croyait Lembarek capable d'une chose pareille. Non, c'était impossible, il était un gentil garçon. Je pense que s'il a vraiment tué le Président, ‘ils' ont dû lui faire un lavage de cerveau, ‘ils' l'ont retourné. Maintenant, s'il est encore en Algérie, il n'est ni à Serkadji, ni à El Harrach, ni à Tazoult-Lambèze. Il est peut-être libre, mais sous une autre identité.» «Allez le voir là-bas...» Ici même à Meskiana, son ombre subsiste. La veille, El Hadj Cherif Boumaârafi, le père, avait donné son accord de principe pour nous recevoir. On nous emmène à son domicile situé non loin de la station de taxi. Un homme âgé entre 75 et 80 ans, visage imberbe et très maigre, grosses lunettes, vêtu d'une djellaba de couleur beige et une chéchia blanche, sort. L'atmosphère est, tout d'un coup, pesante. Nous sommes en face du père de l'assassin présumé de Si Tayeb El Watani, sur ses propres terres, son propre territoire. Mais le père refuse de nous parler : «Mon fils ? Quel fils ? Si vous voulez en savoir davantage, vous n'avez qu'à aller le voir là-bas, il vous expliquera tout !» Malgré notre insistance, il ne dit mot et rentre chez lui. Joint par téléphone, Ali M. pense que le père a certainement été «briefé» pour ne pas parler. De retour à Annaba, nous saurons que des policiers seraient venus chez lui juste après notre visite… «Rien d'étonnant, reconnaît Bachir, avocat à Annaba, à l'approche du 20e anniversaire de l'assassinat de Boudiaf, ses faits et gestes sont étroitement surveillés, de même que ceux qui ont été de près ou de loin mêlés à cet événement.» Un dernier regard sur la maison de la culture, sur le perron de laquelle trône le buste de Mohamed Boudiaf érigé en 1994, et toujours cette ombre de Boumaârafi qui plane en ces lieux et au-delà, sur la Coquette