Les velléités fédéralistes ne sont que l'expression de la peur d'un peuple asservi par 42 ans de dictature, selon l'universitaire Abir Mneina. Tripoli (Libye) Correspondance particulière Les élections ont, certes, réussi en Libye y compris à l'Est, fief de la contestation fédéraliste. Le taux de participation a dépassé les 65% dans la plupart des circonscriptions de l'est du pays (Derna, Toubrouk, Al Bayda, Benghazi, etc.), soit plus que les 62% du taux national. Mais la situation reste précaire de l'avis des observateurs. Quelles sont les attentes de ces populations par rapport au gouvernement issu des élections du 7 juillet ? Durant quelques semaines avant les élections, une frange activiste des citoyens de Benghazi a bruyamment contesté le processus électoral, notamment la répartition des sièges au sein du Conseil national général qui sera chargé de diriger une nouvelle période de transition. Les frondeurs ont dénoncé le découpage régional : 102 sièges, soit la majorité absolue, sont destinés à la Tripolitaine, à l'ouest du pays, 60 à la Cyrénaïque (Est) et 38 au Fezzane (Sud). La contestation est arrivée même jusqu'au siège des sites pétroliers d'Al Sidra, Ras Lanouf, Al Harouj et Brega, menaçant l'approvisionnement de l'ensemble du pays. C'était un coup de force pour montrer la possibilité de reprise des ressources pétrolières du pays, concentrées à 80% en Cyrénaïque. Par ailleurs, cinq jours avant les élections, les locaux de la commission électorale de Benghazi avaient été saccagés et deux jours avant, un entrepôt contenant du matériel électoral a été incendié entre Ras Lanouf et Brega. On a même signalé quatre morts du côté de Benghazi en rapport avec les élections. C'est dire que la situation n'était pas de tout repos pendant la préparation des élections. On a carrément œuvré pour le sabotage du scrutin. Scepticisme L'avocate Manel Safieddine a, certes, espéré l'annulation du scrutin. Elle a contesté durant trois semaines «cette supercherie» et exprimé avec ses amis son «opposition à la tenue de ces élections». Pourtant, cette jeune de 28 ans s'était présentée comme candidate d'un parti fédéraliste, afin de «faire entendre sa voix au Parlement et ne pas céder le pouvoir au CNT». Aujourd'hui que les élections se sont tenues, Manel et son groupe sont plus sceptiques que jamais. «Maintenant que les membres du Conseil national général sont élus, ils disposent d'un large pouvoir issu du suffrage universel et du consensus politique réuni autour d'eux. Ils ne vont donc pas s'intéresser aux régions», a-t-elle souligné. Pour ce qui est des dernières décisions du CNT sur l'élection des membres qui vont rédiger la Constitution, elle a exprimé ses doutes. «Le Conseil général est élu et ses décisions ont la force d'un pouvoir original, pas comme le CNT qui n'est qu'une institution désignée. Les élus peuvent donc balayer d'un simple revers de main la décision du CNT et maintenir la désignation parmi eux de ces 60 membres.» Attentes Ces coups de force restent néanmoins le fait d'une minorité ; les fédéralistes ne représentent pas plus de 5% de la population de Cyrénaïque. Pourtant, leurs revendications évoquent un sentiment de marginalisation largement partagé dans la région. Tripoli est suspectée d'accaparer pouvoir et argent, comme du temps d'El Gueddafi. Sous sa dictature, toute l'administration, les salaires, les embauches et les aides étaient concentrés dans la capitale. «Dans la zone pétrolière de Brigua, qui se trouve pourtant à 140 km de Benghazi, seuls quelques employés viennent de la région et ils sont des manutentionnaires. La majorité des cadres viennent de Tripoli. Même la nourriture vient de la capitale et les gens de la région voient passer l'argent sous leur nez sans pouvoir en profiter», s'indigne Salah, 23 ans, étudiant en droit. Dans sa description de ce spectacle désolant se déroulant à l'est du pays, le jeune homme dénonce le manque de moyens qui perdure dans toutes les infrastructures publiques, écoles, routes, hôpitaux… où l'«on manque même de compresses et de désinfectant !» Salah a voté «contre le CNT», qu'il accuse de reproduire le système inégalitaire : «Ici, tout le monde est pour la décentralisation. La révolution a commencé à Benghazi, mais aujourd'hui, le pouvoir se concentre toujours à Tripoli. Le CNT n'a même pas un bureau ici !», a rappelé ce jeune. L'universitaire Abir Mneina exprime la même amertume : «Les inégalités sont un fait, mais elles ne sont pas le propre de la Cyrénaïque», a-t-elle souligné, rappelant que «les plus à plaindre restent les habitants de Fezzane, dans le sud du pays». Elle a toutefois voté. «Nous devons combattre la centralisation non pas par la division, mais par le processus électoral», s'est-elle distinguée malgré ses critiques. Selon elle, les velléités fédéralistes ne sont que l'expression des peurs d'un peuple asservi par 42 ans de dictature. «Nous sommes un pays détruit. Nous vivons un post-tsunami. Tout est à reconstruire, nous repartons à zéro et le futur reste une inconnue, alors les gens ont peur. Chacun l'exprime comme il peut et tous les avis doivent être entendus, dans la mesure où ils respectent les lois», a-t-elle ainsi dénoncé la situation à l'est du pays, avant de conclure, sage et diplomate : «Il faut être patient. C'est ça aussi l'apprentissage de la démocratie.»Les citoyens de l'Est et du Sud attendent donc avec impatience les réalisations de la révolution du 17 Février 2011.