-Des notables et des responsables de Brega ont décrété l'autonomie de la «Cyrénaïque». Quelles sont selon vous, leurs motivations ? La déclaration en faveur d'une semi-autonomie et de l'option fédéraliste intervient dans un climat d'incertitude pour la Libye. Dans cette période de transition, le pouvoir central, c'est-à-dire le CNT et le gouvernement peinent à imposer leur autorité. Nous assistons à une fragmentation de la scène politique libyenne avec des milices qui représentent de fait le premier parti politique de ce pays. Cette fragmentation puise en partie son origine de l'histoire récente, le régime d'El Gueddafi ayant tout fait pour morceler toute opposition. Plus prosaïquement, cette proclamation vise à peser sur le débat qui va s'ouvrir entre tenants d'un Etat unitaire et partisans d'une structure fédérale, qui a effectivement existé entre 1951 et 1963, lors des premières années de l'indépendance. Elle pose de manière peut-être maladroite la nécessité de reconnaître des identités particulières et des pouvoirs locaux au sein d'un Etat. Quoiqu'il en soit, les dirigeants libyens ne pourront pas faire l'économie d'un débat et d'une réflexion sur l'articulation entre localisme et autorité centrale. En ce sens, l'option fédérale, qu'il ne faut pas confondre avec division, pourrait être un bon compromis. Par ailleurs, il ne faut pas négliger le fait que Benghazi et la Cyrénaïque s'estiment délaissés par Tripoli depuis la proclamation de la «libération» du pays. La Cyrénaïque exprime son dépit et sa crainte d'être à nouveau marginalisée. Par exemple, les notables que vous évoquez rejettent le code électoral qui ne leur accorde que 60 sièges sur 200 dans la future Assemblée constituante. -Le CNT, basé à Tripoli, rejette cette initiative. Ne craignez-vous pas un pourrissement de sa relation avec les nouveaux responsables de Brega ? Le CNT utilisera-t-il la force le cas échéant ? Dans un climat où chaque jour les autorités de transition qui peinent à bâtir une armée nationale sont défiées par les milices, cette proclamation ne peut être qu'une mauvaise nouvelle. Elle s'inscrit dans la tension existante entre Benghazi et le CNT : souvenez-vous des manifestations contre le CNT dans cette même ville, de l'accusation de lenteurs dans la révolution ou du saccage du siège régional. Elle donne à penser que le pouvoir est désemparé, ne sait pas comment aborder la période post- Gueddafi. Pour autant, comme nous l'avons évoqué précédemment, la nature de l'Etat libyen est une question d'importance. Mais dans ce climat de fragmentation sécuritaire, de méfiance réciproque et d'effervescence politique brouillonne, ces événements jettent une ombre sur cette Libye nouvelle. Mais il ne faudrait pas avoir une lecture uniquement régionaliste de ces événements. Les questions sont politiques : quel type d'Etat veulent les Libyens ? Quels pouvoirs accorder aux autorités locales, aux acteurs traditionnels ? Comment distribuer les richesses (n'oublions pas qu'une grande partie des richesses pétrolières se situe à l'est du pays) ? Enfin, cette initiative a été portée notamment par Ahmed Zoubeir El Senoussi, petit neveu du roi Idriss et surtout plus ancien prisonnier politique d'El Gueddafi, lauréat du prix Sakharov décerné par le Parlement européen. -Abdeljalil menaçait de rompre les relations diplomatiques avec l'Algérie et le Niger (sans les citer), car ces deux pays abritent des membres de la famille El Gueddafi. Ces menaces traduisent-elles, d'après vous, une volonté de resserrer la population autour de lui, du fait de son déficit de légitimité ? Effectivement, le président du CNT n'a pas nommément cité ces deux pays. Et il a également déclaré qu'il ne visait pas expressément l'Algérie. La volonté de juger en Libye les anciens maîtres du pays peut se comprendre et ce désir de justice ne peut qu'être souligné. Mais en l'absence d'un appareil judiciaire fiable et d'une situation politique stable, les garanties d'un procès juste et équitable ne semblent pas réunies. Et il est tout à l'honneur de l'Algérie de ne pas remettre ces personnes à Tripoli – quelle que soit l'opinion que l'on peut porter sur elles et leurs actes – en l'absence de ces garanties. Cela dit, cette décision n'a fait qu'accentuer l'incompréhension entre Alger et Tripoli, suite à la position attentiste, pour ne pas dire hostile de l'Algérie à l'égard des nouveaux dirigeants. Le déplacement du MAE algérien semble non seulement confirmer l'inflexion de la politique algérienne, mais également augurer de relations plus cordiales entre les deux pays. En effet, pour la stabilité régionale, la coopération et la bonne entente sont plus que nécessaires. Alors que la construction maghrébine semble connaître un nouveau souffle, à la suite des initiatives du président tunisien et que vont prochainement se rencontrer les responsables de la sécurité au Maghreb, cette reprise de contact ne peut être que de bonne augure.