Aéroport international Houari Boumediène, 20h50. Alger est encore groggy après le f'tour en ce quatrième jour du Ramadhan (lundi 23 juillet). Dans l'enceinte de l'aéroport, très peu de monde. L'ambiance est molle. Sur un écran suspendu au rayon «arrivées», on peut noter, entre un vol en provenance du Caire et un autre de Paris, le vol AH 4019 qui arrive de Damas. L'atterrissage est prévu à 20h45 et est annoncé à l'heure. Trois ressortissants syriens, reconnaissables à leur accent, viennent de franchir le portique de sécurité et se dirigent d'un pas pressé vers le hall 2. Le plus jeune, Omar, 18 ans, est un tantinet ému. Malingre, une casquette vissée à la tête, Omar est en Algérie depuis un mois. «Je suis venu accueillir mon père ainsi que mes frères et sœurs. Ils vont tous me rejoindre ici en attendant que la situation s'améliore dans mon pays», dit-il d'une voix sereine. Dans l'attente du débarquement des siens, Omar confie : «Je suis venu tout seul. Je ne connais personne en Algérie. Je me suis renseigné sur les pays qui n'exigeaient pas de visa et où la vie n'est pas trop chère et on m'a conseillé l'Algérie.». «J'habitais à Sayyida Zineb, près de Damas. La vie était devenue pour nous insoutenable. C'est l'horreur tous les jours.» Quid de ses parents ? «Hamdoullah salmine (heureusement, ils sont sains et saufs)», rétorque-t-il. «J'ai reçu une convocation pour passer mon service militaire, alors, j'ai décidé de quitter le pays. C'est ça qui m'a poussé à venir», poursuit-il. «Je me suis installé à Sétif avec 15 de mes compatriotes. A Sétif, les loyers sont moins chers qu'à Alger. Je travaille comme vendeur dans un magasin.» A un moment donné, alors que ses accompagnateurs se font prendre en photo, Omar esquive. «Ana chab, youmkin arjaâ âla Souria akhdem watani (je suis encore jeune et il est possible qu'un jour, je revienne en Syrie pour servir mon pays)», lâche-t-il. Omar en est persuadé : « Ayam El Assad maâdouda (les jours de Bachar Al Assad sont comptés). Vous voyez les images sur Al Jazeera ?» Fawaz, la soixantaine, est là pour accueillir lui aussi des membres de sa famille venus trouver refuge en Algérie. Il se lance dans un panégyrique tout oriental à la gloire du peuple algérien et de son président. «Chaâb tayyib. Le peuple algérien est très généreux et le gouvernement est bienveillant, à sa tête le président Bouteflika. El hamdoulillah, nous ne manquons de rien. El balad tayyib djiddane (le pays est très amène). Le traitement qui nous est réservé est exceptionnel. Où que l'on aille, dès qu'on dit qu'on est Syrien, les gens redoublent de marques de sympathie à notre égard.» Fawaz raconte : «Moi, cela fait quatre mois que je suis ici. Nous avons loué une maison à Ben Aknoun. J'y suis installé avec toute ma famille. Je suis ici pour accueillir des cousins qui viennent de Homs.» Quelles sont les nouvelles du pays ? «Sayyia djiddane (très mauvaises)», réplique Fawaz tout à trac. «C'est à l'image de ce que vous apprenez dans les médias. Notre seule présence ici témoigne de la situation là-bas. Si les conditions chez nous étaient supportables, nous n'aurions jamais laissé notre pays. Ce sont surtout les bombardements qui m'ont poussé à partir. Moi, j'ai deux maisons à Homs. Elles ont été entièrement détruites. J'habite le fameux quartier d'El Koussour qui est au cœur des événements.» Assis à côté de Fawaz, un jeune professeur de physique, dans les 35 ans, originaire de Dir Ezzour, témoigne : «Ana biti rah (ma maison est partie en fumée)», assène-t-il d'entrée, le visage stoïque. Interrogé sur le sort des siens, il marmonne : «El hamdoullilah, El hamdoulillah. Vous savez, il n'y a pas une seule famille aujourd'hui en Syrie qui ne déplore un mort, un blessé, un disparu ou un prisonnier. Il n'y a pas une seule famille syrienne qui se réunisse à l'heure de l'iftar sans une personne manquante à table. Moustahil !» «Pas un iftar sans une personne manquante à table» Sur ces entrefaites, une jeune fille toute drapée de noir s'avance vers Fawaz et ses compatriotes et demande l'aumône en tendant une carte d'identité pour attester de sa nationalité. «S'il vous plaît, aidez-moi, je suis Syrienne», supplie-t-elle. Fawaz la somme de tourner les talons en l'admonestant. Il fulmine : «Ce n'est pas digne de nous. Ces comportements ne nous ressemblent pas. Celui qui a les moyens de prendre l'avion ne peut pas mendier.» Son voisin, le professeur de physique, abonde dans le même sens : «îb, c'est honteux. Ils sont en train de salir notre image. Les gens paient 50 000 livres syriennes pour venir de Syrie. 50 000 livres te feraient vivre deux ou trois mois en Syrie», martèle-t-il. Sur le site d'Air Algérie, le prix du billet Alger-Damas est fixé en ce moment à 29 706 DA TTC. Dans le sens Damas-Alger, le billet est à 27 704 SYP (Syrian pound). A noter qu'il s'agit là d'un tarif promotionnel. En temps normal, le billet frise les 60 000 DA, selon une agence d'Air Algérie jointe par téléphone. Quand on sait que plusieurs «réfugiés», comme on a tendance à les appeler (le mot est inapproprié au sens du HCR) se déplacent en famille (comme c'est le cas de la famille de Omar, composée de 8 membres), le chiffre est à multiplier par cinq ou six. Fawaz reprend : «J'ai dit à cette jeune fille : toi, si tu es venue à Alger par avion, cela veut dire que tu n'as pas besoin d'argent. Certains vendent tous leurs biens pour s'offrir un billet. Que je vende mes biens pour aller au Liban, c'est raisonnable. Mais si c'est pour prendre un billet pour l'Algérie, ce n'est pas logique. Car avec cette même somme, si tu vas au Liban, tu peux tenir six mois avec. Ce comportement n'a aucune excuse !» Pour Fawaz, même l'exode obéit à des hiérarchies sociales et des considérations de classe : «Celui qui veut venir en Algérie doit faire partie au moins de la classe moyenne ou de la classe supérieure. Nous, ici, nous payons un loyer de 110 000 DA par mois à Ben Aknoun. Personnellement, je suis un cadre de la direction de la planification et des statistiques. Je suis directeur des affaires juridiques et administratives. Il faut préserver sa dignité, même en exil. Moi je suis capable de tenir trois jours avec une pièce de 10 DA plutôt que de tendre la sébile.» Des SDF alépins dans les jardins de l'aéroport Au compartiment des «réfugiés 2e classe» figurent de nombreux ressortissants qui étaient présents en force, ce lundi soir, à l'aéroport. Massés avec leurs bagages et leurs baluchons sur un bout de gazon attenant au parking de l'aérogare, une vingtaine de «SDF» syriens, dont des enfants et des personnes âgées, assis en tailleur, partagent un repas frugal. Un vieillard en abaya et keffieh rouge, accompagné de sa femme, également âgée, tend la main en quémandant une pièce aux passagers. Ces familles sont originaires d'Alep dans leur majorité. «Nous sommes en Algérie depuis dix jours», confie cet exilé alépin, carreleur de son état et travaillant à Homs. «Nous avons laissé nos enfants à Alep et nous sommes venus trouver refuge ici. Nous, au départ, on voulait venir avec nos enfants mais ce n'était pas possible. Les autorités, ici, nous ont accordé un permis de séjour de trois mois. Après, ils nous ont promis de nous donner un permis de séjour d'une année. Nous sommes partis nous établir à Djelfa. Je ne connaissais pas du tout cette ville. Nous l'avons choisie simplement parce que la vie y est moins chère. On vivotait dans des hôtels. Et maintenant, nous allons attendre ici jusqu'au prochain vol et nous repartirons en Syrie pour retrouver nos enfants.» «Personnellement, j'ai 5 enfants et je m'inquiète beaucoup pour eux. Wallah taâbanine, nous sommes épuisés. La ville croule sous les bombardements. Nos enfants sont livrés à eux-mêmes. Ils n'ont personne pour s'occuper d'eux. Nous allons donc retourner pour les mettre à l'abri car là, ils sont en danger. Après, nous allons repartir chercher refuge ailleurs, probablement en Turquie.» Attristé par le spectacle désolant de ces exilés syriens qui errent comme des âmes en peine, un commissaire de police officiant à l'aéroport aura ce cri du cœur : «Il faut faire un geste envers ces familles, surtout que nous sommes en plein Ramadhan. Il faut les prendre en charge. C'est triste de les voir errer ainsi. Ça reste un grand peuple. Il ne faut pas oublier qu'ils ont accueilli l'Emir Abdelkader à Damas. L'aéroport ne désemplit pas de réfugiés syriens. Il y a eu même un handicapé qui a passé la nuit ici. De les voir traîner ainsi, c'est une image qui ne nous honore pas. La Syrie est une grande civilisation. Ils ont un peuple éduqué et cultivé. Les Algériens doivent faire preuve de nif et de solidarité envers nos frères syriens. On n'a pas le droit de les abandonner.» «notre ville est en ruine» Les premiers passagers du vol AH 4019 commencent enfin à surgir avec leurs chariots. Tous ceux que nous abordons sont des Syriens. Il n'y a quasiment pas d'Algériens dans le vol. «Il y a eu déjà plusieurs Algériens qui sont rentrés lors des vols précédents», souligne ce commissaire de police. Le ministère des Affaires étrangères avait lancé, rappelle-t-on, un appel à la communauté algérienne établie en Syrie à rentrer au bercail, exhortant Air Algérie à baisser ses tarifs pour cette opération de rapatriement. Dans une déclaration faite dimanche dernier à l'APS, le porte-parole du MAE, Amar Belani, avait indiqué : «Un millier de familles algériennes ont déjà quitté la Syrie par leurs propres moyens et pour le millier de familles restant, Air Algérie propose de fortes réductions (30%) pour les familles démunies qui veulent emprunter la desserte Damas-Alger (3 vols hebdomadaires).» Un passager syrien, bardé de valises, nous dit : «Je suis de Dir Ezzour. Cela fait six ans que je vis en Algérie. Je travaille à Hassi Messaoud. Je fais des rotations à raison de 6 semaines en Syrie et 6 semaines ici.» Quand nous lui demandons des nouvelles de sa famille, il se contente de cette réponse qui en dit long : «Ilhoum Allah» (Dieu soit avec eux). Après une heure d'attente, le jeune Omar voit enfin son père et sa fratrie franchir la dernière haie du terminal. Chaudes embrassades. Le père a les yeux cernés de fatigue. Il raconte : «Edouniya koulha kharab. La ville est en ruines. Cela fait dix jours que je n'ai pas mis les pieds chez moi. On ne fait qu'enjamber les cadavres. Les morts sont répandus dans les rues. On veut fuir cette horreur. Je suis prêt à faire n'importe quel travail. S'il vous plaît, aidez-nous.» Omar nous sollicite pour trouver un taxi à un prix raisonnable pour les conduire, lui et les siens, à Sétif. «Un chauffeur de taxi nous a proposé de nous emmener à 14 000 DA. Ghali bizaf. C'est trop cher pour nous. Comme vous êtes Algérien, peut-être qu'ils ne vont pas vous arnaquer», nous implore-t-il. Omar se conduit déjà comme un vrai chef de famille. Il veille au grain.Ses yeux pétillent de joie. Les retrouvailles avec les siens l'ont revigoré. Il embarque affectueusement sa famille dans deux taxis qui filent vers la gare routière de Caroubier. Direction : Sétif. Où les attend une nouvelle vie…