«Le principe de laïcité n'est pas la guerre aux religions, mais le respect de toutes les religions». Pour l'heure et en exergue, cette redéfinition républicaine récente d'Alain Juppé se démarque «pédagogiquement» du brouhaha habituel de la politique politicienne de la droite française et par extension de toutes les politiques occidentales contemporaines vis-à-vis du monde arabe, qui est en gestation depuis «l'inauguration» du fameux printemps du jasmin et en général de l'approche sociétale musulmane à suivre pour son futur démocratique dans le concert des nations de l'avenir. Cependant, après le déclin de l'âge d'or de l'Islam avec sa cristallisation du savoir et de l'ijtihad, au moment où la théologie avait pris le dessus sur la philosophie et ses raisonnements éclairés, le message initial de la religion musulmane était depuis demeuré «légitiment» à l'état brut, sans aucun iota d'émancipation. En effet, sans relancer un ijtihad objectif du XXIe siècle, il ne peut être prématurément question de laïcité en Islam pour au moins trois raisons : - le Coran a condamné les hérétiques (kafiroun), parmi lesquels les polthéistes, mais aussi les incroyants et les athées (moulhidoun) ; - le Prophète de l'Islam ne l'a pas fixée, se référant en permanence au texte sacré et répétant à l'envi que l'Homme ne pouvait se substituer à Dieu ; - les écoles théologiques l'ont toujours récusée. Donc, de ce point de vue, le débat entre laïcité et non laïcité est étranger à l'éducation de base du musulman. L'Islam, doctrine et pratique, restant l'unique cadre dans lequel la politique et la modernité d'hier et d'aujourd'hui devaient se fondre et non l'inverse. En outre, le fait que, dès l'an 622, la prédication mohamédienne ne s'est incarnée dans une «Cité-Etat» (Médine) qu'en promulguant une «Constitution», où pouvoir temporel et pouvoir spirituel fusionnaient pour laisser éclore le slogan «El Islam Din wa Dawla», littéralement «l'Islam est à la fois Religion et Etat». La séparation entre les affaires quotidiennes du musulman et sa relation à Dieu est devenue — au stade stationnaire — une question caduque et comme révolue, inadaptée dès l'origine. Si la notion de laïcité — telle qu'on l'entend aujourd'hui — ne relève d'aucune terminologie traditionnelle (Coran & Hadiths), nonobstant, elle demeure sous-jacente dans les préoccupations actuelles du musulman lambda, comme celles qui furent jadis durant l'épopée d'or musulmane du milieu restreint élitiste, tel que spécialement les philosophes aguerris comme l'exemple d'Avicenne. Par contre, il y eut dans l'histoire non lointaine un précédent important. Au début du siècle passé, alors que le califat ottoman, le dernier du genre, sommeillait, une pensée nouvelle émergea en Turquie, inspirée par le fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal dit Atatürk. En 1920, d'Ankara, Mustapha Kemal mena un combat acharné contre le dernier moignon califal installé à Istanbul. Deux ans après, le 17 novembre 1922, le sultan-calife Walid-Eddine quitta la Turquie, déchu de toutes ses prérogatives, le sultanat ayant été officiellement aboli le 1er septembre de la même année. Le dernier califat se mourait, au moment où les nouvelles réformes ou réorganisations s'imposaient à tous : code civil d'inspiration suisse, abolition des confréries religieuses, interdiction de porter le voile islamique, substitution du calendrier grégorien en lieu et place de son homologue hégirien, séparation du culte et de la gestion politique de l'Etat, adoption de l'alphabet latin au détriment de l'alphabet arabe. En fait, toute la sémiologie islamique perdait du terrain face à la méthodologie «occidentale». Tout était remis en question : légitimité des quatre premiers califes, légitimité des bases philosophiques et juridiques du sunnisme, etc. C'est donc progressivement, grâce à son contact avec l'altérité, que la dogmatique islamique commença à s'intéresser au concept «satanique» de laïcité, même si, au fond, pour elle, le musulman ne peut jamais perdre son identité de musulman, dût-il y laisser son âme. Il est tout au plus un hérétique, une «brebis égarée», qui aurait momentanément perdu son chemin et qui le retrouverait. Mais pas d'excommunication, ni point de bannissement. Outre la poésie, la politique et la religion sont les deux sources de l'univers mental des Arabes, et notamment de l'organisation de leur cité. La religion donne l'assise première, le pattern initial sans lequel la politique n'a aucune raison d'être. Il y va de la légitimité des gouvernants en terre d'Islam. C'est pourquoi ils sont contraints, peu ou prou, de faire allégeance au pouvoir moral gigantesque que constitue la religion. Même les Etats qui ont prôné un temps la laïcité institutionnelle comme modèle de gouvernement ont dû composer avec les forces religieuses «autochtones», toujours influentes. D'autres, des Arabes encore, ont considéré que la religion était non seulement le bien commun des peuples, mais qu'elle l'était également pour leurs gouvernants. Ils se répartissent en une fresque qui va du Maroc à l'Arabie saoudite, en passant par le Soudan, les pays du golfe persique et la Jordanie. Ces «théocraties» à multiples variantes mènent une politique active d'occupation du terrain, réinventent sans cesse des formes de gestion inspirées de la chariâ, de sorte qu'elles paraissent comme les garantes du pouvoir divin sur terre. La conscience religieuse trouve donc ses premiers défenseurs dans le pouvoir temporel qui, ignorant le jeu parlementaire et la démocratie, s'est installé dans la durée. Quand bien même : l'Arabe (on parle si souvent de lui sous la forme générique) n'a jamais connu d'autorité que sous ses habits d'autocratie et de despotisme plus ou moins éclairés. Il n'a jamais expérimenté de parlementarisme que sous sa forme consensuelle et monarchique. Cet Arabe est conditionné par une éducation élémentaire, soumis à un ordre qui fait de lui un être dépendant même — paradoxalement — lorsqu'il se met à exiger haut et fort une refonte des valeurs. Que se passe-t-il alors dans une autre forme de dépendance au primat de la recherche identitaire. Mais que vaut l'identité politique arabe si d'emblée elle n'est pas convulsive. Tout se complique alors, car cet héritage grec est à double tranchant. Au temps de leur grandeur, les Arabes domestiquaient la modernité sous toutes ses formes. Ils la professaient à l'encan et la transmettaient à qui voulait l'acquérir. Aujourd'hui, ils vont la chercher en Occident. Mais l'Occident est laïc à n'en plus pouvoir. Il le proclame déjà depuis plus d'un siècle et les dernières monarchies religieuses ont vite fait long feu. En somme, le paradoxe continue, il perpétue ses propres contradictions de naissance, au lieu d'être leur dernière sauvegarde contre les abus et les débordements théocratiques, d'emblée, la démocratie occidentale se présente en terre d'Islam comme une forme plus subtile d'aliénation. Elle perpétue une hiérarchie extrême de représentation de l'homme et du monde qui ne sied point à l'exigeante spiritualité musulmane, de nouveau renaissante. La Nahda n'est plus du bon côté. Ceci relève du simple constat. L'identité politique dans les pays arabes doit d'abord compter avec la prééminence incontournable de l'Islam. Nul ne peut plus se permettre d'ignorer la puissance cataclysmique contenue dans les sphères émotionnelles des peuples en mouvement et tous ceux qui l'ont négligé l'ont payé de leur vie. Aussi, ce constat a une généalogie précise et une géopolitique mettant en présence des hommes et leur environnement immédiat pour lequel nombre de caractéristiques les plus stables, les plus cardinales de cette religion vont être façonnées à cette forge première. Toute l'histoire politique de l'Islam était fortement marquée par les contradictions de la cité mecquoise, de ses forces, de ses faiblesses, de ses leaderships et des tribulations de ses gouverneurs. La hiérarchie morale, qui s'en ressentait, était traversée d'une signification sous-jacente relevant de la cosmogonie des chefs et de leur philosophie politique. La monade initiale s'était juste ramifiée et enrichie au contact des fécondateurs perses, turcs et africains. Quant à la présence féminine, en dépit de ce que pensent certains auteurs aujourd'hui, elle n'y était pas aussi évidente, hormis bien entendu quelques figures féminines issues de l'aristocratie citadine. Un tel cas d'école est significatif de l'ensemble de la pensée politique des Arabes. Leur ambition a toujours été de tenter de percer l'axe durable à travers la position éphémère (les invariants) et de viser l'horizon, même lorsque la route qui y mène est défectueuse (les variables). Conçue dans l'alambic violent de l'antinomie, la nation arabe reproduit ainsi une double logique d'ordre et de désordre, d'unité mythique au service de toutes les querelles, et, à l'extrême, d'un ordre invisible dans le désordre extérieur. Là, s'articule principalement ce «patriarcat politique» que l'on retrouve dans l'architecture latente de tous les régimes arabes de nos jours, surtout compte tenu de la «respiritualisation» de la société islamique avec ses «bosses» et «handicaps» qui sont flagrants et visibles plus que la robustesse ou l'éthique de son dogme, et pour lequel le problème de la laïcité reste entier. Seules quelques élites musulmanes «occidentalisées», établies dans des pays à dominante chrétienne, se posent la question d'un Islam laïc. Si, à l'instar de ses élites, la Oumma prêche un certain humanisme, avec parfois quelque rationalisme, elle reste néanmoins dans son ensemble réfractaire à ce genre de débat et sans aucun doute ses «printemps» n'ont pas encore donné naissance à de véritables «bourgeons».