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Être musulman en Europe
ILS SONT PLUS DE 20 MILLIONS À Y VIVRE
Publié dans L'Expression le 17 - 05 - 2007

«Plutôt que d'interroger, nous nous interrogeons sur l'avenir de l'homme en général et de l'Occident en particulier puisque c'est lui qui dominera le monde matériel. Cet Occident est malade de son intelligence. Il a beau être savant, il n'arrive pas à saisir une vérité essentielle tant il est vrai qu'il est assoiffé de conquête et de pouvoir, aveuglé par l'illusion de sa puissance, prônant l'argent pour Dieu. Il oublie pourtant de privilégier l'essentiel, à savoir l'esprit. S'il parvient à guérir son intelligence, s'il admet que ce monde est le plus parfait de tous les mondes possibles, alors il parviendra à la perfection absolue. Son bonheur sera alors à la mesure de sa science, c'est-à-dire une science qui illumine tous les états de l'être. Dans le cas contraire, son malheur sera à la mesure de son ignorance.» L'Emir Abdelkader dans ´´El Maoukef´´
Lors d'une émission sur France2, présentée le dimanche 13 mai 2007, il a été question des musulmans en Suède pas tout à fait Suédois et plus tout à fait musulmans. Revenons à l'histoire pour comprendre la construction de cette communauté musulmane en Europe d'essence chrétienne.
Depuis une quarantaine d'années, et dans le sillage des décolonisations bâclées, l'Europe est devenue un pays d'immigration et dont la composition humaine s'est profondément modifiée. La présence de plus de vingt millions d'étrangers, de culture et de religion musulmanes et donc, différentes de celles de la majorité des Européens de souche, a soulevé des problèmes de voisinage, d'assimilation et plus encore d'intégration, difficiles à résoudre. Malgré un déclin des idéologies amorcé depuis 1968, la perte de valeurs religieuses a subi, çà et là en Europe, un coup d'arrêt devant l'avènement de cette religion énigmatique tenue soigneusement à distance et pour laquelle les médias n'ont présenté que le côté extrême. L‘Islam, qui était simplement une religion quantitativement importante et, accessoirement, une réserve inépuisable de stéréotypes pour l'imaginaire occidental, a fait, depuis une vingtaine d'années, «une entrée bruyante en politique, en diplomatie et en stratégie à l'échelle mondiale». Huit conflits actuels sur dix sont concernés par l'Islam.
L'homme et sa destinée en terre d'Islam
En terre d'Islam, pour parler de l'étroite imbrication entre le temporel et le spirituel, on parle de «Dine ou dounia»; «Religion et temporel». Le prophète Mohammed (QSSL), en plus de sa mission prophétique sur Terre était aussi le chef du premier Empire musulman. Naturellement, les quatre califes «errachidine», les «bien guidés» étaient à la fois des chefs de la «oumma» naissante mais aussi des khalifes au sens religieux du terme. Par la suite, pratiquement tous les pouvoirs temporels: les califes et plus tard, les royautés et les Républiques dynastiques ont instrumentalisé l'Islam pour asseoir un pouvoir temporel.
«Que dit le Coran de la condition de l'homme sur Terre? écrit Jacques Berque. La foi, restée jusqu'à présent la vertu cardinale de l'Islam, situe l'homme dans le cosmique en position de responsable. Elle lui est innée (fitra), sous forme de dévotion foncière. Tel est sans doute l'axe à la fois social et métaphysique de la Révélation. Il s'assortit, en amont, d'une étiologie qui fait appel, pour leur vertu démonstrative, aux catastrophes des peuples qui ont manqué aux morales premières, et, en aval, d'une eschatologie contrastée: d'un côté le châtiment des réprouvés, de l'autre le bonheur sensuel des élus, lequel d'ailleurs pourrait bien n'être qu'allégorique»(1).
Pour le philosophe suisse, Tariq Ramadan: Il faut faire une conversion intellectuelle, car la différence entre profane et sacré est très spécifique. Toute action, quelque profane qu'elle puisse sembler en apparence, mais qui est nourrie par le souvenir de Dieu, est sacrée: de l'hygiène corporelle à l'acte sexuel, de la prière au jeûne. Ainsi le sacré habite le profane. Le sacré par le seul souvenir de la Présence, qui loin de toute hiérarchie religieuse, permet de garder le lien avec l'Etre et la révélation qui en est la référence. La norme ici est le coeur et non l'Eglise.
Quand, en mars 1924, Mustafa Kémal abolit le califat, la communauté musulmane dans le monde (la Oumma) perdit un cadre institutionnel qui, pour n'être depuis longtemps et en bien de contrées que nominal, n'en gardait pas moins une valeur symbolique. L'Etat islamique n'avait plus de clef de voûte, de légitimité ni même de légalité. Depuis, l'Islam pâtit en effet dans l'opinion mondiale d'un discrédit du fait de deux facteurs, l'indigence des «docteurs de l'Islam» arc-boutés sur des fausses certitudes et aussi des islamologues de salon installés confortablement en Europe et qui ne s'arrêtent pas de discréditer l'Islam pour être bien en cour et courir les plateaux de télévision, se faisant une réputation imméritée de penseur éclairé. De fait, le Musulman, lui, demeure l'éternel Sarrasin, rendu plus dangereux encore par une modernité à quoi il n'accèderait que pour le pire.
En Europe, largement sécularisée et sortie de la religion, la condition de l'homme est surtout temporelle. Le christianisme a été dépossédé de ses attributs par la République. Cependant, dans la religion chrétienne, la parabole du Christ: «Il faut rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu» a été ignorée par l'Eglise pendant près de vingt siècles. Il a fallu attendre la Renaissance et le siècle dit-on, des «lumières» pour voir la religion chrétienne être cantonnée graduellement dans la sphère du privé, notamment aussi du fait d'une science de plus en plus conquérante. Cependant, si l'Eglise a renoncé en façade au pouvoir temporel, elle n'a pas, pour autant, renoncé aux pressions sur les pouvoirs en place. Sachant bien que la religion chrétienne en Europe berce d'une façon invisible l'imaginaire des Européens croyants ou pas. Le vernis de la laïcité arrange l'Eglise car elle tient à distance l'Islam, une nouvelle religion devenue visible depuis une trentaine d'années.
De ce fait, au nom de la laïcité, le pouvoir temporel ne doit pas aider cette religion à s'émanciper. Elle ne peut pas, à titre d'exemple, recevoir de subventions pour construire des mosquées parce que les musulmans occupent le bas de la hiérarchie dans les sociétés occidentales. Elle ne peut pas recevoir des fonds de pays étrangers taxés à tort ou à raison de «prosélytes». Cette religion est donc condamnée à rester dans les caves. De plus et par la force des choses, en Europe, l'Islam a tendance à se séculariser, il a perdu de sa spécificité et du même coup dans le même naufrage, les Européens d'origine musulmane ont perdu leur identité que 14 siècles d'Islam n'avaient pas annihilé. De fait, on parle de différents Islams: indonésien, turc, kabyle. L'Islam ayant réussi à intégrer sans désintégrer les identités originelles. De ce fait, l'Islam en Europe est un Islam soft, sans aspérité, sans force motrice, et en définitive un Islam au rabais qui ne retient dans la pratique que ce qui est compatible avec les us et coutumes voire la religion du pays d'accueil C'est ainsi que l'on parle d'Islam de France, d'Islam gallican d'après Jacques Berque, d'Islam britannique, italien, suédois bref d'Islams différents qui ont largué les amarres avec l'Islam de la Oumma.
A titre d'exemple, il y aurait en Suède près de 500.000 musulmans d'origine turque, iranienne, irakienne, palestinienne et maghrébine. La Suède ne finance pas les lieux de culte. Elle aide, cependant, les associations sur des projets bien précis. Les possibilités de l'émigré de l'étranger sont relativement plus importantes. Un Suédois d'origine étrangère et musulmane peut être élu au Parlement comme député. En France, le sort des musulmans est plus complexe; il est demandé aux musulmans de se fondre dans le Conseil consultatif des musulmans de France qui ne représente, dans les faits, qu'une faible minorité. Le Cfcm ne pèse pas lourd en termes de «valeur ajoutée» pour les musulmans dans leur quête d'une visibilité apaisée et porteuse de modernité. Par contre, il n'en est pas de même pour le Crijf (Conseil représentatif des institutions juives de France) qui a dépassé le stade d'une communauté pour être un partenaire incontournable auquel les hommes politiques de droite comme de gauche sont obligés de faire, traditionnellement, allégeance lors d'un dîner annuel qui prend l'allure d'un tribunal pour juger des «incartades» de la République vis-à-vis de la norme que naturellement, le Crijf détient.
Comment est perçu le fait religieux dans l'Europe
Graduellement et pendant tout le XIXe siècle, les sociétés européennes et américaines ont tenté de définir des domaines réservés au spirituel et au temporel sans pour autant qu'ils ne soient antinomiques. Cette histoire spécifique de l'Occident, ne peut s'appliquer d'une façon homothétique à d'autres civilisations qui n'ont ni le même référent ni la même histoire. La laïcité au sens de l'Occident chrétien, peut être définie comme une attitude philosophique et pratique qui rejette tout dogmatisme d'où qu'il vienne. Dans tous les pays européens, la droite identitaire qu'elle soit au pouvoir ou non, adhère plus que jamais à une conception ethnique du peuple tout en donnant des gages de démocratie. De plus, dans ces pays, l'Eglise qui a compris qu'elle peut se tailler une démocratie sur mesure s'est ralliée à la démocratie, elle développe alors, du fait de la nécessité de son adaptation, un nouveau pacte laïc; une laïcité nouvelle.(2) Les pays d'Europe ont inventé, chacun à sa façon, un «modus vivendi» qui leur permet de parvenir à un statu quo avec l'Eglise.
Cependant, les pays européens ne sont pas d'accord sur la conception qu'ils ont de la laïcité, de la démocratie, de la République et de la place des religions. En France, selon l'article 2 de la loi du 9 décembre 1905 «la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte.» Ainsi, cette loi de 1905 va mettre un terme relatif aux combats que se livraient catholiques et laïques.
D'autant qu'en définitive, la République a «laïcisé» les fondements de l'Eglise et qui rythment la vie du croyant. Ainsi, le Jour du Seigneur est chômé (le dimanche), les fêtes religieuses folklorisées à l'extrême sont néanmoins fêtées avec une ferveur toute laïque mais pas moins religieuse, il s'agit des fêtes de Pâques, de l'Assomption, et surtout la fête de Noël qui fait l'objet d'un véritable culte païen...
L'Italie est le pays des paradoxes, c'est un pays globalement et largement marqué par la religion catholique. Elle ne présente, cependant pas la même coercition dans ses rapports avec les étrangers de confession musulmane. En Allemagne, l'enseignement du catholicisme ou du protestantisme est obligatoire dans toutes les filières et dès le premier degré. Bernard Téper écrit que les Allemands ont une conception ethnique du peuple; il existerait un sang spécifiquement allemand; les immigrés venus de l'ex-Urss avec des certificats de baptême écrits en allemand même s'ils n'ont aucun contact avec la culture allemande depuis plusieurs siècles: Ils sont allemands; «Aussiedler», en revanche les fils d'immigrés turcs musulmans restent des étrangers, même s'ils sont là depuis plusieurs générations. On ne devient pas allemand par acculturation: on est allemand par la naissance, ou on ne l'est pas. Les Turcs n'ont aucune chance d'être intégrés et par conséquent d'être allemands.
On dit que la République doit être équidistante des religions, encore faut-il que ces dernières puissent être suivies dignement à l'ombre de la République, et pas dans des hangars ou des caves s'agissant du culte musulman. Pourtant, l'exemple de l'Alsace -Moselle est à méditer. L'enseignement religieux est assuré dans les locaux scolaires et aux heures de classe, dans le premier et le second degré. S'agissant de la place des religions en France, il nous plait de rapporter la position claire et nette du Cardinal Etchegaray qui, le 20 décembre 1994, déclarait: «L'Etat laïc ne peut se contenter d'une neutralité par abstention. Il est de son devoir et de son profit de créer un climat qui permette à chaque religion de se réaliser dans toutes les exigences culturelles et sociales de telle manière qu'à l'intérieur des débats démocratiques, elles puissent enrichir et vivifier le tissu national».(3) Tout au plus, la France officielle hésite entre deux hypothèses: l'assimilation ou l'intégration, dans ce cas, apparemment, tentateur tout dépend de la volonté de la France laïque et républicaine à donner à ces citoyens français les mêmes chances sociales que les «autres».(4)
En Angleterre, les relations entre le pouvoir et la religion sont complexes et certaines fois énigmatiques. Ainsi, officiellement, l'Angleterre est laïque, bien que le premier chef de l'Eglise anglicane soit la Reine. Les cérémonies officielles, de la famille royale se passent à l'église de Westminster. S'agissant de la tolérance envers les autres religions, la position de l'Angleterre se résume à un laissez-faire dans des limites qui préservent les lois du Royaume.
L'Européen, par adoption, qu'est devenu le Maghrébin, le Turc ou le Pakistanais, de confession initiale musulmane, s'il se fait assimiler est, pour ainsi dire, déraciné. Il n'est pas intégré car tout est fait pour désintégrer son identité originelle qui naturellement, le reformate de nouveau. Chaque petite victoire sociale est chèrement payée au niveau de l'identité et de la spiritualité. Il se rend compte tous les jours que la laïcité qu'on lui oppose, est pour lui un piège. Sa quête spirituelle héritée, édulcorée insidieusement par un confort factice, tiédit inexorablement. Il s'aperçoit, un jour, qu'il est au milieu de nulle part. Graduellement, il fait le deuil de son pays d'origine et adopte une posture à minima concernant la religion en gardant le rite et non l'essence. Il est symptomatique de constater qu'il y a de moins en moins de Maghrébins, de Turcs qui se font enterrer au pays. La revendication de carrés spécifiques dans les cimetières est une preuve de la distanciation graduelle d'avec la patrie originelle.
Quant aux enfants de ces émigrés, ils ne connaissent pas la culture de leur père et n'accèdent pas, ce faisant, à la connaissance de l'Islam, si ce n'est l'observation approximative des cinq piliers de l'Islam. S'agissant de la culture, ils adoptent graduellement celle du pays d'accueil sans pour autant être adoptés. Ils resteront ainsi, des fils d'émigrés même après dix générations d'autant que l'ascenseur de l'égalité des chances n'a jamais fonctionné. C'est tout le drame de ces Srif (Sans Religion ni Identité Fixe) qui ne se font plus illusion sur leur vraie place. A bien des égards, les politiques des pays d'origine devraient prendre en charge cet «appel» en gardant un cordon ombilical. La participation symbolique à distance à la vie du pays par exemple par les élections, contribuera à plus de sérénité aussi bien pour ces hommes-frontière, que pour le pays d'accueil et le pays d'origine.
1.Jacques Berque: Quel Islam? Site Oumma.Com 28 juillet 2005.
2.B.Teper: La laïcité facteur de paix. Actes du Colloque de Toulouse. Avril 1995.
3.Mgr Etchegaray. Citation Colloque de Toulouse. La laïcité. facteur de paix. Avril 1995.
4.Gilles Képel: Les Banlieues de l'Islam, Edit. Le Seuil 1987, interview par O. Jay: Voyage dans l'Islam Français. p.31 dans L'Express, 16 octobre 1987.


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