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Gangs : la violence gangrène les quartiers
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Publié dans El Watan le 05 - 10 - 2012

Violence sociale, absence de l'Etat, chômage... Sur ce terreau propice à la délinquance, les jeunes des quartiers s'organisent. Hiérarchie, codes, attaques : leurs bandes s'apparentent aujourd'hui à de véritables gangs. El Watan Week-end a pu infiltrer celui de Baraki.
Entre eux, ils appellent ça le «complot». Un «complot» est en fait un gang, une bande de délinquants comme il en sévit dans plusieurs quartiers de la ville et bidonvilles de la périphérie. Nassim*, 21 ans, de Baraki, fait partie d'un «complot». «Quand j'avais 18 ans, je tenais une table au marché de Boumaâti, raconte-t-il. Un jour, des jeunes sont venus me racketter sans que personne ne lève le petit doigt. Mon cousin, à qui j'avais donné leur signalement, a pu en identifier un et m'a expliqué qu'il s'agissait d'un “complot''.» L'affaire a tourné en règlement de comptes. Une question d'honneur. Galvanisés par des psychotropes, armés de sabres et de couteaux, Nassim et ses copains se sont constitués en bande et sont partis affronter les racketteurs. Bilan : trois blessés graves, dont un, atteint au tendon, restera handicapé à vie.
Certains journaux relatent chaque jour ou presque des histoires semblables, mais en l'absence de statistiques fiables, peut-on parler de ces gangs comme d'un phénomène ? «Pour l'instant, nous ne pouvons pas parler de “gang de quartier'', relève un officier du Centre d'études criminologiques de la Gendarmerie nationale, mais nous n'en sommes pas loin, car la hiérarchie, les codes et les actes de violence sont presque identiques.» D'après une source policière, les services de sécurité compteraient procéder dans les prochains jours à «la plus grosse opération coup-de-poing contre les gangs de quartiers» que l'Algérie n'a jamais connue. «Une stratégie a été mise au point dans le cadre de la lutte contre la délinquance, nous procéderons bientôt à son exécution», révèle un officier des renseignements généraux. Alors que le territoire de ces gangs ne dépasse généralement pas le périmètre de leur cité, à Baraki, le «complot» le plus craint, celui de Rougi, sévit jusqu'à El Harrach, Aïn Naâdja, Blida, et frappe parfois à Bab El Oued, Belcourt et Kouba.
Casseur
Sa «notoriété», Rougi la doit à son passé criminel et à plus de dix années passées en prison. Aux yeux des bandes rivales, il fait figure de zenda (chef). Sofiane est un membre de son «complot». A 24 ans, il a déjà été incarcéré trois fois. Enthousiaste à l'idée de parler de sa bande - «diralna haja chaba» (fais-nous une belle publicité), nous demande-t-il -, mais méfiant, il accepte au fil de nos rencontres de nous livrer les secrets de cette organisation délinquante. «Chacun de nous a une fonction particulière, confie-t-il. Cela dépend de ses capacités physiques, de son passé et parfois de sa proximité avec le chef.» Sofiane, lui, est un «casseur» (cambrioleur d'appartements, villas, commerces et voitures).
Il est secondé par Mourad, 22 ans, un «suiveur», autrement dit un indicateur et l'un des principaux informateurs de la bande. Sa mission : identifier les cibles. Une fois sa victime détectée, il la guette, suit ses déplacements et rend des comptes au chef. Si ce dernier accepte, la bande passe à l'action. «Nous devons l'informer de tout ce que nous faisons, car ce sont la sécurité et la réputation du complot qui sont en jeu», précise Sofiane. Le butin est entreposé dans une cache. «Seul Rougi a un droit dessus, même s'il délègue cette tâche à un autre membre du complot.»
Chiens dangereux
Une fois le pactole empoché, le chef prend son paille : une sorte de dîme que lui versent ses acolytes pour rester dans le gang et bénéficier de sa protection en cas d'attaque par une bande rivale. «Si la pêche est vraiment bonne, il nous offre même des merwad de 1000 DA (morceau de cannabis).» Mais les faits d'armes d'un «complot» ne se limitent pas seulement aux cambriolages. C'est aussi par les agressions à l'arme blanche qu'ils sèment la terreur. «Un portable ou une chaîne en or par jour nous suffisent pour garder notre honneur dans la bande. C'est un peu notre fonds de roulement quotidien pour acheter de l'alcool, de la zetla, des tabnaj (amuse-gueule) et des recharges pour portable», précise-t-il.
Au sein de la bande de Rougi, Lotfi et Samir ont d'autres fonctions : ils vendent des produits prohibés et des chiens dangereux. Une fonction qui leur a été confiée en fonction de leur tempérament : ils seraient plus calmes et plus malins que les autres. «Ce type de profil est très recherché par les chefs de gang», assure notre interlocuteur qui aspire à devenir serraf (vendeur de drogues et psychotropes). Le serraf est l'un des maillons les plus importants du «complot» après le zenda (chef) dont il est en général le n° 2. Deux autres membres du groupe assurent la protection du leader, secondés par plusieurs indics postés un peu partout, généralement des candidats à l'adhésion au groupe.
Scarifications
«A la moindre alerte, le serraf doit prendre la fuite et cacher la drogue. Les autres doivent déclencher une bagarre pour gagner du temps», révèle un autre élément de Rougi. Ce qui complique la tâche de la police, qui a énormément du mal à leur mettre la main dessus et de les appréhender en flagrant délit. «Ils usent de ruse et profitent de l'architecture de leur cité qu'ils connaissent parfaitement, avoue un policier de la PJ de Baraki. Le temps que nous arrivions, la bande a déjà disparu. Nous préférons travailler le renseignement. Nous avons des indicateurs qui nous fournissent de précieuses informations.» Rougi a aujourd'hui 32 ans. En liberté depuis un an, il a repris les affaires en main et compte faire de son «complot» une bande redoutée qui «règlera ses comptes aux autres gangs». «Lors de mon dernier séjour à la prison d'El Harrach, j'ai été agressé à l'intérieur sur l'ordre d'un chef d'un autre complot, de Boumaâti, qui se trouve dehors», raconte-t-il.
«Ghadrouni. C'est une vieille hssifa (règlement de comptes), une dispute à Boumaâti avec un de ses frères qui porte une balafre sur son visage jusqu'à aujourd'hui.» Rougi, qui a failli perdre un œil en prison, ne quitte jamais ses deux rottweilers. Les cheveux teints en blond, les bras marqués de scarifications, ce colosse de plus de 1,80 m, en général plutôt taiseux, s'emporte. «C'est une question de vie ou de mort. A la moindre erreur, l'un de nous pourrait perdre la vie. Mon ‘‘complot'' doit continuer son combat», tonne-t-il, menaçant, devant le regard à la fois émerveillé et pantois de Sofiane. Entre deux joints et plusieurs coups de fil, Rougi nous révèle, haineux, comment il fait tourner les affaires. «S'hab chkara (riches) font appel à moi pour des histoires de chantage, d'intimidation ou de sabotage. Je peux vous dire qu'ils payent cher pour cela…» Mais une fois son règlement de comptes soldé, il envisage de se ranger. «Je confierai les affaires à d'autres. Moi, je vais me marier et fonder un foyer. Je n'ai plus l'âge…»
*Les noms ont été changés.
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Yazid Haddar. Neuropsychologue : nous n'avons pas assez travaillé sur la décennie noire
-Qu'est-ce qui pousse les jeunes à autant de violence ?
Pour les sociologues, les causes de la violence se résument à la dévalorisation par le chômage, par la stigmatisation (régionalisme, etc.) et par les discriminations (classe sociale, etc.), à l'incohérence de statut (diplôme sous-employé, non-reconnaissance sociale, etc.), à la justification morale de la violence, aux faibles compétences verbales (qui nous renvoient à l'échec scolaire), à la faible insertion sociale et, enfin, à l'exposition à des normes sociales délinquantes et violentes (les représentations de la violence dans le conscient et l'inconscient de nos concitoyens). Aujourd'hui en Algérie, la violence est omniprésente, de la cellule familiale jusqu'à un niveau social plus étendu.
L'absence de la représentation de l'Etat dans l'espace public cède la place à l'anarchie et à la loi du plus fort. La corruption, qui atteint des niveaux plus dangereux, a fragilisé les valeurs d'honnêteté, de probité et de respect des valeurs citoyennes. Par ailleurs, la famille, auparavant lieu sécurisant pour les enfants, a subi ces derniers temps un éclatement qui laisse forcément des séquelles. Ainsi, un adolescent, qui a vécu des violences, quelle que soit leur nature, risque toujours de les reproduire s'il n'est pas pris en charge sur le plan psychologique. C'est ce que j'ai constaté généralement dans mes consultations. Nous n'avons pas assez travaillé sur la décennie noire. L'erreur des autorités a été de tourner la page sans aborder les problématiques non résolues. C'est toujours le même scénario qui se répète, depuis la guerre de Libération à ce jour.
-Ces jeunes agissent souvent en bandes organisées. Peut-on parler de «gangs» de quartier ?
Ces adolescents sont en général issus des milieux populaires les plus démunis de capital scolaire. La force physique et les valeurs de virilité afférentes - éprouvées, attestées, confortées à travers des défis – deviennent des fondements de l'estime de soi et de la reconnaissance des autres. Cette espèce de capital corporel est à la fois le moyen de se faire respecter et de se faire un nom dans le quartier. Ce phénomène des bandes est en Algérie à l'état fœtal, mais pourrait prendre de l'ampleur dans les années à venir.
-Le gang est appelé «complot» dans le milieu délinquant, et il est dirigé par un zenda (chef). Comment les membres de la bande s'identifient-ils à leur leader ? Et quelle est l'image de celui-ci dans leur imaginaire ?
A ce jour, il n'existe à ma connaissance aucune étude sur le profil de ces jeunes engagés dans les bandes de rue ou autre, la relation de ces bandes avec des organisations criminelles, leur implication dans le trafic de stupéfiants, la prostitution et les fraudes en tous genres, ni sur la façon dont elles se structurent. A ce jour, les statistiques publiées par la Gendarmerie nationale et la police restent dans la description des actes de criminalité et les personnes délinquantes (âge, sexe, lieux, etc.). Ces statistiques ne sont pas suivies par des études sociologiques, psychologiques et criminologiques pour mieux cerner la problématique et surtout proposer des stratégies, préventives et répressives pour arrêter ou tout au moins freiner le développement de ces bandes en Algérie.
-Ces jeunes sont réputés réfractaires à la loi et à la discipline. Comment évoluent-ils dans cette structure hiérarchique ? Qu'en est-il de leur notion de code d'honneur ?
Le code d'honneur pourrait s'appuyer sur la tradition, l'exemple de respect qu'ils gardent à l'égard de la mère et des personnes âgées. Cependant, il est encore prématuré de parler d'un code d'honneur qui existerait, car à l'état actuel, les bandes sont en cours d'organisation. Elles ont besoin de temps pour s'organiser d'une manière plus hiérarchique et imposer leur code, comme c'est le cas en Italie ou au Mexique, au Brésil, etc. A ce rythme, ces groupes pourraient renforcer leur pouvoir et imposer leur loi dans les quartiers. Mais ils pourraient entrer en concurrence avec le phénomène religieux pour le contrôle des quartiers.


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