En parfaite bilingue, Touria Toubkal ne trouve aucun problème pour fuir d'une langue à l'autre, avec un seul désir, faire dire à la langue cette quête de sens et cette inquiétude poétique. Avec une silhouette furtive, presque invisible et une voix d'ange, douce et silencieuse, à peine audible, Touria est l'une des écrivains marocains les plus prometteurs, de cette nouvelle génération, désireuse de laisser une petite empreinte dans le livre de la littérature et la sagesse. Elle est traductrice, des œuvres rendues dans un français fluide et poétique de plusieurs poètes arabes dont Muni'm el Fakir. Ses traductions sont publiées à Paris, Marrakech, Rabat et Casablanca. Mais son travail le plus remarqué, c'est la traduction du grand romancier Ahmadou Kourouma : Allah n'est pas obligé qui a été, dès sa sortie en France, un succès éditorial véritable. Elle est aussi, et surtout, poétesse, qui sait manier les mots et tisser les sens, brusquer les a priori et donner à l'abstraction toute sa dimension poétique. Elle a publié entre autres : Propos précoces (Rabat 2004), Fulgurations, et surtout l'Epître du désir (Marrakech, 2005) qui a le plus retenu mon attention, par son approche mystique et son chamboulement de codes établis dans lesquels tout devient des mots voilés chancelant de désir. D'ailleurs, on y trouve les traces du cheminement de ces deux mots : Désir et voile, qui traversent en filigrane tout le recueil et prennent tous deux une dimension très complexe d'effacement de sens et de visibilité. On n'est plus dans le schémas linguistique classiques où le mot renvoie à son sens pré-établi, le mot est plus un code qu'un sens défini par renvoie étymologique ou grammatical. C'est comme si le plus grand poète arabe de tous les temps, El Moutanabbi qui disait, quelques instants avant sa mort : « Je ne suis que cette flèche qui vogue dans le vide et se retourne vers elle-même quand elle ne trouve point où s'accrocher », était lui aussi à la recherche de ce sens insaisissable. Le poème chez Touria est exactement ce tourbillon dans lequel la flèche d'El Moutanabbi se recherche indéfiniment. Le paratexte de L'épître du désir (Riçalatou Chawk), renvoie inévitablement le lecteur vers l'irrésistible Tourjouman Al Achwak, d'Ibn-Arabi, dans lequel l'amour, dans son sens le plus fort et le plus large, prend la forme d'une illumination divine et aveuglante par l'éclat des myriades lumineuses. Les mots sont des corps qui vibrent d'amour et de passion, frissonnent pour le beau et l'interminable désir. Comme chez les soufis, la poésie de Touria est d'abord amour dans lequel désir et plaisir riment ensemble, mais avec une profonde nuance de temporalité : le premier s'installe dans l'intemporel, alors que le second est coincé dans les vieilles catégories du temps et ses limites. La finalité de la passion, c'est atteindre l'apogée du frémissement. Non, et en opposition à la préface Mohammed Serghini dans lLEpître du désir, l'amour et le charnel n'expriment pas seulement la routine biologique, mais cette alchimie, si belle et si complexe, à laquelle le temps se régénère, se repense de ses blessures et ouvre les yeux sous une nouvelle lumière. Le biologique même s'il n'est que la partie éphémère du désir, il n'en demeure pas moins important. Il est exactement le contraire, un voyage de l'invisible vers la vie à ses premiers balbutiements, qui dure juste un moment, mais comme s'il a traversé toute une éternité de bonheur ; n'y a-t-il pas là aussi, un vrai voyage mystique ? Une passion dont le corps n'a été que l'expression de cette terre qui n'arrête jamais de tourner autour d'elle-même, générant lumière, vie et générosité ? Tout se cogite dans ce recueil entre désir, nostalgie, vertige, égarement et angoisse. La gradation des étapes mystiques pour aboutir à l'extase, est très visible à travers les mots simples et pleins de Touria. La succession interminable de ces étapes, font de ce diwan un voyage dans lequel se conjuguent les turbulences des temps : antériorité et postériorité. L'épître du désir de Touria n'échappe pas à cette structure qui fonde son essence. De la station primaire qu'est le rêve et l'insaisissable en passant par l'expérience de la vie qui donne du sens et de la chair à nos actes, à la soif des connaissances qui mènent inévitablement à l'errance qui aboutit finalement à la station du dévoilement ou tout devient visibilité dont l'éblouissement des corps et des objets. l'extase, comme aboutissement de tout un processus, n'est que ce désir qu'on sent en fin de parcours mais qui demeure insaisissable. Même le lyrisme qui traverse l'épître du désir, n'est dans cette logique mystique, que le bruissement, qu'on entend en marge, du passage des mots, des sonorités et des corps, en voyage vers l'infini. C'est juste une marque des attirances vers les absolus. Les traces d'Ibn El Arif, Sayyidna Jalal Eddine Rûmi, Ibn Arabi, En Nafarri et d'autres traversent toute l'œuvre poétique de Touria Toubkal et lui donnent une saveur du finement beau, de l'éternellement grand et du fatalement petit. « Au départ, je n'avais qu'une envie, De te contenir, Jusqu'à l'aveuglement, Mais tes mots... haletants, Ta voix... Suggérant plus qu'elle ne dit, Ton alphabet... déconcertant Submerge mon cœur dans l'océan de ta connaissance, Je m'y noie Sans espoir de survie. » Même la composition graphique de Abdelghani Ouida va de paire, dans ce recueil, avec La composition des haltes et des stations ; il y a d'abord le chawk : désir dans lequel la calligraphie arabe dit après dévoilement : (je blesse l'absence pour que demeure mon désir), al ghiyab : absence (plus les flammes de l'absence alimentent le feu du désir, plus le rêve s'attise), Le Secret (Dès que tu apparais, le secret se dévoile), hudhûr : présence (nulle absence ne menace ta présence), al waqt : le temps (ma journée ne compte plus que tes heures), reproches (la lumière me reproche ton absence), al bou'd : l'éloignement (ton éloignement ne m'infligerai puisque tu es toujours en moi). L'épître du désir est plus qu'un recueil de poésie ou un diwan dans lequel la trace de l 'amour se meuve dans le verbe pour jamais ne s'effriter ou s'effacer, c'est un souffle divin qui s'installe vite en nous, en quête d'un désir qui traverse le temps et l'éphémère et d'une parole brimée par l'absence, poussant notre passion vers ses extrémités et ses cimes traversées par le grand poète soufi d'Alméria Ibn Al Ârif : « Je jure de te chérir, Jusqu'à ce que s'éteigne ce qui n'a jamais été Et que reste ce qui n'a jamais cessé d'être. »