On veut qu'on oublie ce qui s'est passé en Algérie dans les années 1990. Souvent, on me fait le reproche de revenir dans mes livres sur cette période de l'histoire du pays. Comme s'il y avait une décision quelque part d'effacer tout cela de la mémoire collective. Si le politique veut oublier, c'est son affaire. Mais, ce n'est pas là le souci de l'écrivain, du cinéaste, du dramaturge. Il est de son rôle de reposer les questions, sans être obligé de donner des réponses. Il doit creuser pour dévoiler le non-dit dans la mémoire. C'est presque un devoir pour les générations futures», a estimé le romancier Bachir Mefti, samedi après-midi, à la librairie des éditions Chihab à Bab El Oued, à Alger. Un débat a été organisé à la faveur de la sortie du nouveau roman Achbahou al madina al maktoula (Fantômes de la ville assassinée), publié par les éditions El Ikhtilef à Alger et Difaf à Beyrouth. «Ce que nous vivons aujourd'hui est plus dangereux, plus sournois. Nous vivons l'époque de l'assassinat moral (…). La violence des années de la guerre de libération nationale n'a pas encore été discutée. Le régime d'après-l'indépendance a tout fait pour éviter le débat sur cette question. Mais, rien n'empêche le romancier d'aborder cela, évoquer le non-dit à sa manière (…). Je voulais écrire comme Borges, mais la vie en a décidé autrement», a ajouté l'auteur de Doumiat Ennar (Poupée de feu), avant-dernier roman discuté également lors du débat des éditions Chihab. Il a estimé que dans chaque roman, les traits de l'époque sont évoqués d'une façon ou d'une autre. Le fil rouge dans les livres de Bachir Mefti est la guerre de libération et la décennie rouge. «Il y a eu continuité de violence. Celle-ci n'est pas née dans les années 1990. Après 1962, la victoire nous a fait oublier toutes les violences apparues à cette époque. Le traumatisme n'a pas disparu. Trente ans après l'indépendance, le pays a basculé dans la guerre civile. Des milliers d'algériens sont morts. Un écrivain doit-il oublier les 200 000 morts ? Qui donnera la parole à ces victimes ? Ces victimes, qui rêvaient et qui aimaient sont toujours là. Je suis sensible à cette question. Je garde toujours le souvenir des années du terrorisme et de la peur», a-t-il confié. Mais, pourquoi des questions aussi sensibles que les disparitions forcées, les exécutions extra-judiciaires, les massacres qui ont marqué les années 1990 n'ont pas trouvé d'écho dans les écrits littéraires ? «Par rapport à cette période, les écrivains étaient partagés. Cette division m'avait beaucoup gêné, avec les islamistes ou contre. L'écriture était idéologique. Un écrivain avait soutenu l'ouverture des camps dans le sud pour y détenir des islamistes. Cela m'avait surpris. Un écrivain ne peut pas demander cela. Je ne crois pas au bien absolu ou au mal absolu. Comme dans Doumiat Ennar, le personnage est entre les deux. On ne peut pas le condamner complètement ou le soutenir entièrement. Là, on est au cœur de la tragédie…», a-t-il dit. Yasmina Belkacem, des éditons Chihab, a remarqué, pour sa part, que les écrivains étaient à l'époque ciblés. «Ils avaient alors réagi avec un certain radicalisme. Certains avaient écrit des pamphlets, une manière à eux de se défendre (…). Il faut du recul pour revenir sur cette période», a-t-elle souligné. Selon Bachir Mefti, l'échec est partagé par tous les personnages de Achabh al madina al maqtoula, un roman multivoix sur les rêves brisés, les duretés de la vie et les violences de l'existence. «Chacun veut se libérer parce qu'il y a ce conflit entre l'individu et la société. Et ce que veut l'individu n'est pas forcément ce que veut la société. Celle-ci contrôle et impose sa morale. Notre société est hypocrite. Les gens conscients veulent affronter cette situation, mais c'est toujours difficile. La société a toujours le dernier mot, mais perd les individus les plus distingués», a relevé l'auteur de Arkhabil al dhoubab (L'Archipel des mouche). Une grande partie de l'œuvre romanesque de Bachir Mefti se déroule dans un quartier populaire. «Dans ces quartiers, l'on touche la vraie vie, tous les rêves, les tragédies, les conflits, les contradictions…. C'est là où naît la rébellion contre l'ordre établi sans que cela implique une certaine conscience politique ou culturelle. La vie dans les quartiers populaires est pour moi une matière première pour évoquer le vécu de l'algérien dans sa simplicité et dans sa violence aussi. Cet algérien qui se sent toujours humilié dans son quotidien. Le lieu prend la couleur des personnes qui y vivent. Je m'intéresse aussi aux histoires individuelles dans ces quartiers», a-t-il souligné. Il a reconnu que le père est influent dans ses romans. Dans Doumiat Ennar, le personnage entretient une relation conflictuelle avec le père, le prenant pour un bourreau alors que dans Achbah al madina al maqtoula, le père est un poète, un artiste opposant. «Le père représente le pouvoir. Enfant, on est fasciné par lui, par sa présence forte, rassurante… Il donne des ordres. Il a la légitimité de la force à la maison. Cela dit, je déteste les pères autoproclamés, comme les dictateurs. Le père symbolise parfois l'unicité dans la pensée aussi», a-t-il relevé. Il a estimé que Achbah al madina al maqtoula peut être adapté au grand écran, mais son contenu peut rendre compliquée la tâche des cinéastes (interrogation sur l'histoire, critique du pouvoir, frustration sexuelle, violence contre la femme…). «Peut-être dans dix ou vingt ans !», a-t-il ironisé, avant d'ajouter : «la plupart de nos cinéastes ne lisent pas en arabe, n'ont donc pas d'idée sur les romans écrits en langue arabe. Même pour le théâtre, il est difficile d'adapter ce roman. Il y a trop de lobbies (…). J'assume mon écriture. Même si je reste sur la marge, j'accepte. Je ne suis pas prêt à faire des concessions.»