Eclectisme indien, à peine le Festival du film de Mumbai terminé, qu'une rencontre littéraire, Litterature Live, a pris ses quartiers au National center of performming arts (NCPA). L'arrivée de V.S Naipaul à Mumbai, où il a reçu le «Life Achievement Award», le prix à la carrière, au Festival littéraire, a créé une vive tension, des remous oratoires. L'écrivain, né pauvre de parents indiens à Trinidad, mais devenu riche après avoir publié beaucoup de livres et décroché, en 2001, le prix Nobel de littérature, était attendu au tournant. Litterature Live cherchait avant tout à honorer l'écrivain et à oublier l'homme controversé, aux pensées politiques discutables. Naipaul passe en Inde pour un proche du parti hindou extrémiste, BJP, l'ennemi violent des musulmans indiens. Il ne manquait alors que l'entrée du vieil auteur dans la salle du NCPA pour déclencher les foudres. Appelé à parler de son travail théâtral, le dramaturge, Girish Karnad, fut le premier à ouvrir le feu, oubliant carrément les raisons de sa présence à la rencontre : «Naipaul ne sait rien de l'apport considérable des musulmans indiens à l'histoire de leur pays», dit-il. «Cet homme est complètement sourd à l'Inde. Dans notre vie quotidienne, la musique tient une grande part, on l'entend partout, mais Naipaul n'a pas écrit un seul mot sur la musique indienne !», dit-il pour enfoncer le clou. Sur la question de l'Islam, le directeur de Litterature Live, Anil Darker, tente de réagir : «Naipaul est marié à une Pakistanaise, Nadira, et ses enfants sont élevés comme des musulmans.» Mais les attaques continuent. Une voix dans la salle affirme : «Naipaul est reçu ici et honoré comme un écrivain indien, mais lui-même a toujours refusé de reconnaître qu'il est indien. Sa vision de l'Inde est simpliste : c'est une grande nation hindoue, corrompue à travers les siècles par les conquêtes des hordes musulmanes.» Controverse et polémique En fait, c'était la visite de Naipaul à Bombay, pour rendre visite au BJP au lendemain de l'annonce de son prix Nobel, qui a choqué beaucoup d'artistes et d'intellectuels indiens. Ils lui gardent une vive rancune. Salman Rushdie évoquait la disgrâce du prix Nobel : «It is wrong, immoral, injust», disait-il. Dans tous ses livres sur l'Inde, parfois passionnants à lire, parce que Naipaul est un observateur de talent, même s'il oublie la musique..., l'écrivain a un regard sombre, très inquiétant sur le pays. Les titres seuls en témoignent : An Area of darkness ; India : A Wounded Civilization ; A million mutinies now. Les intellectuels indiens connaissent aussi sa prose sur l'Afrique et ils trouvent que c'est pire encore. Naipaul a parcouru le Zaïre, l'Ouganda, la Côte d'Ivoire et publié : L'énigme de l'arrivée, A la courbe du fleuve, Les crocodiles de Yamoussoukro. Son point de vue est très critique, acerbe sur la décolonisation. Pour Naipaul, l'Afrique postcoloniale est une société incomplète, corrompue, qui souffre de sa propre incompétence. Pour lui encore, tous les dirigeants africains sont des hommes de paille, violents et corrompus. Il y a des pages très dures sur la ville de Kinshasa, la capitale du Zaïre : «Ville autrefois prospère, abandonnée par les Belges, s'acheminant vers un déclin total, avec ses réverbères qui rouillent, ses rues pleines de sable, ses vérandas qui s'écroulent. C'est un saut en arrière de 15 siècles. La brousse a regagné le terrain perdu», n'hésite-t-il pas à écrire. Et tout comme leurs confrères indiens, les écrivains africains n'acceptent pas ses reproches. Pour Dereck Walcott, écrivain caribéen, prix Nobel 1992, les écrits de Naipaul sont défigurés par la répulsion que lui inspirent les Noirs. De Lagos, Chinua Achébé fustige ce qu'il appelle «l'ineptie pompeuse» de Naipaul. La seule défense est venue d'Edward Saïd, qui, de sa chaire de littérature comparée de l'université de Colombia, a dit que «si Naipaul est montré du doigt comme un pourvoyeur de stéréotypes, il faut reconnaître ses grands talents d'écrivain.» C'est finalement ce qui s'est passé à la rencontre littéraire de Mumbai : Naipaul, certes pas innocent politiquement, a montré une grande maîtrise du verbe, et c'est cet artiste qu'il fallait honorer.