La prolifération de cliniques au nord du pays créait un phénomène d'aspiration de compétences. Les zones de l'arrière-pays et du Sud n'étaient plus attractives de par leur régime indemnitaire, qui pouvait aller jusqu'à 120% du salaire de base. L'acte chirurgical ou la séance de dialyse, mêmes épisodiques, devenaient plus lucratifs en revenus nets. Face à l'appauvrissement intellectuel et matériel, le choix était vite fait. La série de drames signalés çà et là appelle la conscience nationale à réagir devant cette dérive aventureuse, exercée au nom de ce que l'être humain a de plus cher : sa propre santé et celle des siens. Certains spécialistes, qui n'obtiennent pas de conventionnement pour diverses raisons, refusent délibérément d'assister des malades en détresse. ll s'est trouvé des victimes expiatoires dans le propre corps médical. Rappelons-nous le cas de cette radiologiste d'EI Oued qui meurt en couches, en dépit de la proximité de 3 ou 4 cabinets de gynécologie et d'obstétrique. Un jeune banquier, hospitalisé dans une clinique de cardiologie des hauteurs d'Alger, mourrait à l'hôpital Mustapha Pacha des suites opératoires. Sa veuve, qui devait récupérer ses effets personnels, était indécemment mise en demeure de s'acquitter, préalablement, d'une facture de l'ordre de 120 000 DA. Des cliniques de l'intérieur ont recours à des spécialistes, tels des troubadours qui faisaient le tour des foires, musette en bandoulière. Opérant de préférence le jeudi matin, pour repartir immédiatement après l'acte chirurgical, confiant leurs malades à la garde du week-end. En cas de mauvaises suites opératoires, les malades sont confiés à l'hôpital. Les médecins chargés des services hospitaliers ne peuvent, généralement, que constater les dégâts ou le décès. Des grossesses apparemment simples sont orientées vers des cliniques pour subir des césariennes à 50 000 DA la prestation. Dans certaines cliniques où se pratique l'accouchement, on oublie même, de faire enregistrer les naissances à l'état civil. On parle d'un médecin accoucheur au Sud qui perçoit des honoraires en rapport avec le sexe du nouveau-né ; du simple pour une fille au double pour un garçon, s'inspirant probablement des prescriptions de la charia en matière de succession. Des coronographies, dont l'attente d'une prise en charge par la CNAS sont proposées à 55 000 DA. Le client serait éventuellement remboursé en cas d'accord de la caisse, mais certainement pas en totalité. En attendant, le malade est toujours sous la menace d'un autre accident cardiaque. Le médicament, lui aussi, connaissait ses déboires. De nomenclature en nomenclature et de dénomination commune internationale en dénomination commune internationale, celui-ci est devenu l'objet d'un marché juteux où s'engouffraient de nouveaux venus, dont le professionnalisme était sacrifié au bénéfice du volume des parts du marché. Les importateurs occasionnels criaient sur tous les toits que la satisfaction des besoins nationaux allait vite être assurée par la production nationale. On est encore loin de l'autosuffisance. En ce qui concerne les besoins du secteur public qui, soit dit en passant, sont évalués par approximation, peu de structures hospitalières ont recours à une nomenclature par service ou par unité sanitaire périphérique, préalablement arrêtée. La disparition du préparateur en pharmacie et de l'infirmier instrumentiste ouvrait la voie à toutes les gabegies. Le petit nombre de pharmaciens de santé publique n'était pas en mesure de couvrir les besoins du réseau sanitaire national. Les carnets à souche des médicaments du tableau devenaient un vague souvenir. ll faut dire aussi que peu de binuconseils médicaux mettaient la gestion du médicament en bonne place dans leur agenda de délibérations. On consommait de manière frénétique jusqu'à la rupture et on surstockait jusqu'à la péremption. En un mot, le médicament a été toujours mal géré. C'est triste de le dire, mais pourtant vrai ! ll s'est trouvé une pharmacienne hospitalière de l'intérieur du pays, qui commandait 25 000 tests de grossesse pendant que les naissances de toute la wilaya, ne dépassaient guère les 13 000 par an. La résistance à la distribution du médicament hospitalier per capita par ordonnance individualisée émanait, le plus souvent, du corps médical lui-même. On lui préférait le forfait général, ce qui ouvrait la voie à tous les dépassements. Cela me renvoie à une réflexion faite par le professeur Peters, éminent pharmacologue suisse sur la consommation inconsidérée du médicament, lors d'un séminaire national qui se déroulait au Palais des nations. L'orateur national terminait son intervention par cette assertion : « Nous importons en médicaments et produits connexes l'équivalent du 1/8e des importations africaines et 8 fois plus que le Maroc et la Tunisie réunis... » Invité à intervenir, l'expert international trébucha sur l'une des marches menant au pupitre ; il faisait alors cette réflexion prémonitoire : « J'espère, Monsieur le ministre ... que votre système de santé ne trébuchera pas comme je viens de le faire !... » ll débutait son intervention par cette sentence sans appel : « Quand un médecin prescrit plus de 3 médicaments, il est justiciable de son supérieur hiérarchique, s'il prescrit plus de 4, il relève du procureur de la République et s'il prescrit plus de 5, là... il relève de son psychiatre. » ll affirmait plus loin que jusqu'à l'heure où il parlait, on ne savait pas quelles étaient les interactions de 3 médicaments pris simultanément. La messe était dite par celui-là même, dont le pays était l'un des plus gros producteurs de médicaments. Malheureusement, nous n'en tirions aucune leçon. En ce qui concerne la distribution aux hôpitaux, les défuntes pharm, s'acquittaient plus ou moins bien de leur mission, à partir des dépôts régionaux de Berrahal, Dar EI Beïda et Oran. Au milieu des années 1990, elles disparaissaient au profit de la pharmacie centrale des hôpitaux (PCH). On applaudissait cette initiative en pensant réellement qu'elle allait avoir un œil sur le médicament, là où il se trouve. A vocation hospitalière comme son nom l'indique, on espérait que sa création allait, sans nul doute, faciliter l'accès au médicament, par un maillage national de dépôts intermédiaires à l'intérieur du pays. Après plus de dix ans d'existence, il n'en fut rien. Tamanrasset, Reggane, Tindouf et d'autres régions éloignées continuent à s'approvisionner par leurs propres moyens, auprès des anciens dépôts des pharm. Les coûts induits peuvent, à eux seuls, couvrir les frais de fonctionnement de plusieurs petits dépôts régionaux. Quant aux plateaux techniques de radiologie et de laboratoire de biologie, compte tenu des investissements consentis par l'Etat, force est de constater, aujourd'hui, qu'il ne venait jamais à l'esprit, même des plus pessimistes d'entre nous, que des centres hospitalo-universitaires allaient recourir aux équipements privés pour des examens qui se faisaient, il n'y pas si longtemps, en polyclinique. ll ne serait pas enfin inutile d'attirer encore une fois de plus l'attention sur le gigantisme qui frappe l'organisation territoriale de la santé. Le secteur de la santé est resté confiné, à quelques exceptions près, dans son organisation territoriale de 1974. Pour les seules wilayas qu'il m'a été donné de connaître, les six secteurs sanitaires de la wilaya de Médéa couvrent à eux seuls 64 communes. Les quatre secteurs sanitaires de la wilaya de Djelfa couvrent près de 40 communes, un ratio sensiblement égal est observé à Biskra et à Ouargla. Quant au secteur sanitaire de Tamanrasset, il couvre à lui seul un territoire, plus grand que l'Hexagone français. On nous rétorquera, assurément, que ce n'est pas le nombre de circonscriptions administratives qui améliorera la prestation sanitaire. A ceux là, il sera loisible de dire, qu'il s'agit dans mes propos de circonscriptions sanitaires à dimension humaine et à gestion différenciée. La création du sous-secteur sanitaire en 1986 n'a pas dépassé le cadre de la délimitation territoriale et l'appellation nouvelle de médecin coordinateur. On glissait, par un candide euphémisme sur la fonction du médecin chef ; cette chefferie induisant forcément une reddition de compte. Quant à la hiérarchisation des soins, galvaudée pour être peut crédible, elle ne vaudra que par ses supports, réglementaire et organique, que seront la région sanitaire et l'hôpital régional. L'hôpital régional, véritable pôle d'excellence rattaché directement au centre, sera la mortaise entre les soins de premier recours et les soins de haute technicité médicale. En dehors de ce palier, la dispensarisation de nos centres hospitalo-universitaires et établissements hospitaliers spécialisés aura encore de beaux jours devant elle. Cadre de l'administration sanitaire à la retraite - Bou Saâda