Mêmes mères éplorées, mêmes veuves en deuil, mêmes orphelins en colère étaient hier rassemblés devant le Palais du gouvernement, à Alger, pour dénoncer la libération massive des terroristes. Depuis un mois, ils se réunissent devant le jet d'eau entourés par un dispositif impressionnant de policiers qui recourent à tous les moyens pour les empêcher de « déborder » sur la voie. « Pouvoir assassin », « Non au pardon », « Bouteflika, Ouyahia, houkouma irhabiya » (gouvernement terroriste), « Libérez les journalistes, enfermez les terroristes » sont les slogans scandés par les manifestants, auxquels se sont joints des militants du Mouvement démocratique et social (MDS) et du Comité citoyen démocratique et républicain (CCDR), ainsi que des membres d'associations de femmes. Dès 10 h, les premiers groupes de personnes ont commencé à affluer vers la place du Palais du gouvernement, en criant « Manrouhouch diarna, redouna ouladna » (nous ne partirons pas chez nous, rendez-nous nos enfants) et en hissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Pour la mémoire des martyrs », « Un terroriste restera toute sa vie terroriste », « Justice pour les victimes », « Non à l'impunité ». Pendant plus de deux heures, les familles des victimes du terrorisme ont exprimé leur douleur et surtout leur colère face à ce qu'elles ont qualifié de politique de « l'amnésie ». Elles ont fustigé le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, pour avoir dit que les familles des victimes du terrorisme étaient manipulées par des partis politiques. « Où sont les partis politiques ? Nous aimerions bien les voir aujourd'hui avec nous. C'est la douleur qui nous a fait sortir dans la rue. Nos blessures sont encore béantes et les bourreaux reviennent chez eux sans aucun mot de compassion pour les victimes. Ils reviennent avec tous les honneurs comme s'ils étaient véritablement au djihad. Quelle justice reste-t-il dans ce pays si des criminels comme Layada, Ali Benhadj, Madani Mezrag, Kartali, Belhadjar, Benaïcha, Al Para sont remis en liberté ? », lance une vieil homme, père de deux policiers assassinés à Bab El Oued. « Dites à tous les Algériens que les noms des commanditaires de toutes les tueries sont connus aujourd'hui. Ce sont ceux qui ont libéré les bourreaux de nos enfants », a déclaré Mme Zanoun, mère d'Amel, la jeune universitaire égorgée à Sidi Moussa lors d'un faux barrage dressé par des terroristes. « Ouyahia a raison de dire que les familles étaient manipulées par les partis qui leur ont fait croire que la charte pour la paix ne prévoyait pas le pardon aux bourreaux. C'est cela la vraie manipulation. Nous sommes ici pour préserver la mémoire de nos enfants. Ces enfants que vous voulez assassiner une seconde fois », dit-elle. Des mères éplorées Mme Hadda, dont deux enfants, une fille et un garçon, ont été enlevés par les hordes de Kartali, alors émir du GIA pour la région de Larbaâ, et dont les corps n'ont toujours pas été retrouvés, abonde dans le même sens. « Rendez-moi mes enfants. Pourquoi ne les avez-vous pas protégés ? Où étiez-vous lorsque mes enfants se faisaient enlever par Kartali ? » Des phrases qui ne laissent personne insensible. El Hadja, la soixantaine dépassée, mère d'un policier assassiné en 1995 à La Casbah, s'agrippe au cou d'un officier et se laisse envahir par une crise d'hystérie. « Rendez-moi mon fils. Pourquoi vous l'avez tué ? Qu'a-t-il fait pour mériter ce sort ? Je veux voir mon fils. Vous, vous êtes vivant, mais mon fils est mort, il ne me reviendra jamais », crie-t-elle au visage de l'officier. Ce dernier, visiblement touché par les propos de la dame, n'a pu lui répondre. Il est resté de marbre pendant quelques secondes avant que ses collègues n'éloignent cette mère éplorée. Elle s'évanouit dans les bras de sa voisine, elle aussi veuve d'un policier, tué à Baraki en 1996. Des scènes insoutenables pleines d'émotion. La libération massive des terroristes a réveillé la douleur de ces blessures que les officiels veulent à tout prix effacer. Dans la foulée, le frère de Mohamed Benchicou, directeur du journal Le Matin, incarcéré à El Harrach, distribue un poème que ce dernier a écrit pour les familles des victimes du terrorisme. « (...) Je vous entends cœurs piétinés, cœurs sacrifiés dans la fente de l'urne, cœurs trahis d'un trait de plume, cœurs crevés d'un poignard félon, qui battez d'un sang profané, qui hurlez d'une voix bâillonnée, cœurs aux pétales aiguisées, rassemblées en bouquet d'honneur, c'est dimanche je pense à vous.Vous êtes le dernier cri d'Alger, déchirant le silence des lâches et je l'entends de ma geôle à El Harrach, au nom de toutes les fleurs à venger, accompagner les prochaines glycines vers une floraison inéluctable, tu l'as promis aux fleuves et au sable, à l'heure de la lame assassine, tu l'as promis dans la nuit, soldat, il n'est pas un jasmin qui ne t'ai écouté, qui ne livrera, à l'aube, son parfum de vérité, et qui ira fleurir la tombe de Benhamouda. Mon fils, lis, pour moi ce dimanche, inscrite sur l'esplanade ensoleillée la vieille légende du peuplier, en lettres de sang sur leurs banderoles blanches (...) ». Les manifestants se sont dispersés dès 12 h dans le calme, en se donnant rendez-vous dimanche prochain.