Ce n'est que samedi, vers 19h40, que les dépouilles des passagers du vol AH 6289 ont commencé à arriver à Alger. Sur les ambulances, seul ce petit bout de papier collé au pare-brise porte leur nom, l'identité de ces corps réduits en cendres à l'intérieur d'un avion “crématoire” qui s'est envolé en flammes dans un ultime voyage vers le ciel… Le ciel d'Alger, ce soir, est sombre. Par pudeur, il a caché ses astres éclipsés par le deuil et l'image terrifiante de cette boule de feu qui l'a déchiré à des lieues d'ici, dans Tamanrasset consumée et trahie par la destinée. C'était jeudi, un après-midi noir qui a vu surgir la mort des monts paisibles de l'Adrien et s'abattre fulgurante sur le 737-200. Du Boeing, il n'en restera qu'une épave échouée dans le désert. De ses 102 occupants subsisteront quelques fragments dispersés sur le tas de ferraille. Et de la ferraille carbonisée, les résonances d'une profonde agonie qui hanteront à jamais les proches et les amis. Samedi, 19h40, dans le parking étroit du salon VIP de l'aéroport, les feux des ambulances éclairent des visages meurtris. Massés à quelques mètres du tarmac, séparés de leurs morts par une barrière absurde et des agents de police intraitables, les parents éplorés guettent leurs chers disparus. De la gueule du cargo immobilisé sur la piste d'atterrissage, ils voient alors sortir des cercueils uniformes, des boîtes en bois nues, avec, comme seuls signes distinctifs les noms des victimes tracés au feutre rouge. A chaque ambulance son cercueil et à chaque cercueil une famille qui peut enfin se réapproprier la dépouille de l'être cher, le pleurer et faire son deuil. Un à un, les véhicules de la Protection civile franchissent le cordon de sécurité. Onze ambulances, 11 corps Ils sont onze au total. Assaillis par la foule, ils marquent tour à tour une halte pour permettre aux innombrables regards perdus dans la cohue de repérer l'innommable bout de papier sur le pare-brise. La tension monte. Anesthésiés par la douleur, certains suivent hagards la longue procession. Confrontés à cette image crue de la tragédie, d'autres s'en vont solitaires mûrir leur chagrin dans un coin du parking alors que les plus courageux courent d'une ambulance à l'autre, harassés par la longue attente. Aït Hamouda Mustapha, Kaced Belkacem, Boudina Reda, Lemou Dahmane, Ouanar Youcef. Dans les véhicules qui transportent leurs corps brûlés, des larmes brûlent les yeux de ceux parmi leurs proches qui s'y sont précipités pour pleurer leur existence anéantie. Leurs râles déchirent la nuit. “A yemma”, hurle ce jeune garçon. De sa mère en proie au même désespoir, il implore du réconfort. Effondrés, deux frères s'enlacent, unis dans le drame, et pleurent la perte cruelle du cadet, parti à jamais. Lui en revanche ne verse aucune larme. A travers la vitre d'une des ambulances où il a pris place, le vieillard à la chéchia blanche a le visage serein. Sans doute, les autres épreuves de la vie l'ont-elles endurci. De temps à autre, il baisse son regard sur le cercueil puis le suspend absent dans le vide. Ce vide, cette insoutenable confrontation au néant, à la mort, les Mabed ne les supportent guère. Nadia et Karim ainsi que Nesrine et Anis, leurs petits étaient à bord de ce sinistre voyage vers l'enfer. Un des gendarmes qui a participé aux opérations de secours confie avoir trouvé le corps d'un bébé collé à une plaque de fer. Etait-ce celui de Nesrine ou de Anis ? La chair est ce qu'il y a de plus cher, de celle-ci, hélas, il ne reste que des débris et point de visage, de joues, de front sur lequel pourrait se poser un baiser d'adieu. Aussi grande est sa foi, la mère de Halhit Amel aura-t-elle assez de courage pour oser ouvrir le couvercle du cercueil sur les ossements de sa fille. Ce samedi est un 8 mars. Comme toutes les femmes, Amel aurait eu droit à une rose pour fleurir son avenir… “Dieu en a voulu autrement”, murmure quelqu'un dans la foule… Il est plus de 20 heures, les ambulances quittent l'aéroport. Se suivant dans un long cortège, elles finissent par prendre chacune des routes différentes. La plupart empruntent l'autoroute en direction de la Kabylie. Les autres se dirigent vers la capitale. Le parking se vide peu à peu. Seuls des agents d'Air Algérie, solidaires dans cette pénible épreuve, sont encore là. Ils suivent des yeux la procession funéraire qui a emporté la veille six de leurs camarades. Ils sont inconsolables. Egalement très affecté, leur patron Tayeb Benouis regarde s'évanouir dans la nuit d'Alger les lumières des ambulances. Il est accompagné par le ministre de la Solidarité et le maire d'Alger. Après un court instant, ils quittent à leur tour l'enceinte aéroportuaire. De même, les personnels, médecins et psychologues réquisitionnés par le département de l'Action sociale s'en vont. Il n'y a plus rien à faire. Dans le salon d'honneur qui a abrité pendant 48 heures les familles des victimes, des agents de l'entretien prennent la relève pour nettoyer les lieux. Ceux-ci résonnent encore des pas impatients, des cris déchirants de leurs infortunés hôtes. Depuis le jour du drame, ils y ont élu domicile en quête de dépouilles qui tardaient à arriver. “On nous avait d'abord annoncé qu'elles arriveraient ce matin à 8 heures puis à 17h et enfin à 20 h”, soutient Sadek. Amokrane, son cousin, a péri dans la catastrophe alors qu'il venait de finir son Service national. Il avait 22 ans. Eprouvé par l'insomnie, Sadek a les yeux rivés sur le comptoir de l'information. Dans un haut-parleur, le préposé aux renseignements annonce que l'avion transportant les corps des victimes vient de décoller de son ultime escale, Ghardaïa. Il est 17h30, dans le salon effervescent, les plus robustes continuent à aller aux nouvelles alors que les autres, mi-conscients, sont affalés sur les fauteuils. Longue était l'attente… Ils comptent dans les pas incessants les minutes éprouvantes. Au guichet Air Algérie, on se montre rassurant. Une affiche portant mention du vol spécial TMR-OGX-GHA-ALG prévoit son atterrissage vers 19h30. Interpellés de toutes parts les agents de la compagnie sont dépassés. “On vient de me dire que le corps de mon fils n'est pas identifié. Je veux aller là-bas pour le reconnaître”, demande un père. En tout, trois dépouilles restent encore sans nom. Pour apaiser leurs parents et les réconforter, Air Algérie répond à leur souhait de se rendre sur place… à la morgue de Tamanrasset. “Je veux y aller”, insiste le père éploré. Un autre vient d'apprendre que le corps de son fils, militaire de son état, sera à l'instar de six autres rapatrié non point à l'aéroport d'Alger, comme prévue mais à la base de Boufarik le lendemain. “Pourquoi nous ne le dit-on que maintenant. Comment y aller, c'est loin ?”, s'écrie l'un des parents du jeune Aït Cherif Oukaci. Un autre, venu de Aïn El-Hammam, se fait l'écho de la même colère. “Pourquoi à Boufarik ?”, s'insurge-t-il. Sur son visage se lisent incompréhension et révolte. “Air Algérie a commencé par rapatrier les siens en prétendant que leur identification était plus rapide, compte tenu de leurs uniformes. Et les Français qu'avaient-ils de particulier ? Non seulement, on nous a laissés en dernier, mais on nous demande à présent de patienter encore jusqu'à demain et d'aller récupérer les corps à Boufarik”, dénonce outré notre interlocuteur. Dans cette ambiance d'insupportable patience, les nerfs sont à vif. Et tout est prétexte à la rébellion. Debout, face à une porte vitrée, un homme épie le moindre mouvement dans le ciel. Lui aussi guette l'arrivée de l'avion très spécial. Dans sa sinistre cargaison, figurent les cercueils contenant les dépouilles de ses beaux-parents. Ils revenaient d'un séjour auprès de leur fils établi à Tamanrasset. C'était leur premier voyage en avion… et le dernier. “Mon épouse est encore sous le choc. Elle refuse d'admettre que ses parents sont décédés”, dit-il timidement. Le frère de Boudina Reda ne sait pas encore par quel miracle il pourra révéler à sa mère qu'il ne lui sera pas possible de jeter un dernier regard sur le visage de son fils adoré, car il est méconnaissable. “Je n'ai pas d'autres choix. Je vais emmener le corps à la morgue puis y conduire ma mère en tentant de lui expliquer en chemin la dure réalité”, pense le jeune homme. Lui-même n'en revient toujours pas. “J'étais de permanence à mon travail jusqu'à vendredi matin. Arrivé dans le quartier, j'ai senti une sorte de malaise. Comme ma mère est diabétique, j'ai cru qu'il lui était arrivé quelque chose. Or, ce n'était pas elle…”, soupire le frère orphelin. A Béjaïa, dans une petite bourgade, une autre mère ne sait pas encore qu'elle est orpheline de son enfant, un jeune appelé de vingt ans qui vient de finir son Service sous les drapeaux. C'était son anniversaire aujourd'hui… S. L. Le PDG d'Air Algérie "Halte à la spéculation ! " Dans un point de presse improvisé, après le rapatriement des dépouilles, le PDG d'Air Algérie, Tayeb Benouis, a affirmé qu'un dispositif d'indemnisation des familles des victimes est mis en place à la direction juridique de la compagnie. Il a, à ce propos, assuré qu'il est opérationnel depuis hier. Interrogé sur les raisons du crash du Boeing 737-200, il a affirmé qu'une commission nationale d'enquête a été mise en place pour déterminer les causes de la catastrophe et qu'en dehors, c'est de la pure spéculation. Présentant enfin ses condoléances aux familles des victimes, le patron d'Air Algérie a indiqué que le drame “touche tout le peuple algérien”. S. L.