Une fiction tunisienne sur l'ère Bourguiba mais qui trouve écho dans l'actualité. Oran. De notre envoyé spécial
Mahmoud Ben Mahmoud a une sacrée chance. Il a terminé le tournage de son dernier film «Le professeur» juste avant le déclenchement de la révolte de Sidi Bouzid en décembre 2010 en Tunisie. Le cinéaste a filmé dans les régions où les premières colères s'étaient exprimées : Nafta, Metlaoui et Redeyef. Bien entendu, le régime finissant avait mis mille et un obstacles pour retarder le tournage. L'autoritarisme est évoqué dans cette fiction projetée mardi dernier à la salle Maghreb au 6e Festival d'Oran du film arabe qui s'achève ce soir avec la remise des prix. Khelil Khalsawi, interprété par Ahmed Hafiène, est enseignant de droit constitutionnel à l'université de Tunis et militant fidèle du Parti socialiste destourien (PSD, ancêtre du RCD de Zine Al Abidine Ben Ali). Ce parti étouffe la Tunisie depuis 1964, date de sa création, grâce à la volonté du «Moudjahid al Akbar», Habib Bourguiba, qui ne voulait aucune opposition. En Afrique et dans le Monde arabe, les libérateurs ne sont-ils pas tous devenus des oppresseurs ? Khelil Khalsawi, qui ne voit rien de ce qui se passe autour de lui, n'a d'yeux que pour son étudiante Houda Askri (Lobna M'lika). Amour aveugle ? Ce père de deux enfants néglige sa famille et son épouse. Seule Houda l'intéresse. Les élites qui s'allient aux régimes répressifs sont inévitablement dans une attitude de trahison de leur conscience et principes. Khalil en est le parfait exemple. Le parti lui demande de rejoindre la nouvelle Ligue des droits de l'homme. Créé en 1977, la LTDH est la première dans le Monde arabe et en Afrique. Le cinéaste a été aidé par l'avocat Mokhtar Trifi, ancien président de la LTDH, pour restituer son histoire tourmentée. En autorisant cette ligue, le régime Bourguiba voulait donner une image d'ouverture à l'étranger. Le pouvoir algérien en fera de même, des années après. Khalil, bombardé président, est chargé, avec d'autres destouriens, de contrôler la ligue de l'intérieur. L'époque est marquée par des troubles dans les mines de phosphate. Un bras de fer est engagé entre l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et le gouvernement. Le régime accuse «la vermine communiste» d'être derrière la contestation. «Ils veulent faire de Tunis une banlieue de Pékin ou de Moscou», professe Si Nasser (Lotfi Dziri) le chef du parti. En tant qu'interprète, Houda part avec deux journalistes italiens pour les aider. Khalil s'inquiète. Plus tard, la jeune fille est arrêtée pour «affaire politique» puisque les deux reporters enquêtent sur la protestation des mineurs. Le film survole le fameux «jeudi noir» né de l'aggravation du conflit entre l'UGTT de Habib Achour et le PSD de Bourguiba. L'UGTT décrète la grève générale dans le pays pour dénoncer la politique libérale du Premier ministre Hédi Nouira. Le 26 janvier 1978, des émeutes éclatent dans Tunis, réprimées dans le sang par la police. Des centaines de morts. Célébré aujourd'hui par certains nostalgiques, Bourguiba a les mains tachées de sang. «On m'a même fait le reproche. Selon eux, j'aurais donné une mauvaise image de Bourguiba», confie Mahmoud Ben Mahmoud, après la projection du film. «Le Professeur» est forcément une fiction politique inspirée de l'histoire contemporaine de la Tunisie. Le cinéaste a voulu tester la possibilité d'évoquer l'amour dans un contexte de troubles. C'est le premier niveau. Au deuxième niveau, il jette une lumière crue sur la faillite des intellectuels de la Tunisie. D'où le choix d'un universitaire comme personnage central. Au finish, cela donne un film acceptable, servi par un scénario sans prétention mais offrant plusieurs ouvertures. Sans être un chef-d'œuvre, «Le Professeur» peut susciter le débat, agiter certaines idées. C'est également cela l'intérêt du cinéma. Peu de vedettes dans ce film. A quoi bon ? L'essentiel n'est-il pas ailleurs ? N'est-il pas dans ce troisième tiroir que Mahmoud Ben Mahmoud tente d'ouvrir pour dévoiler une vérité que l'actualité confirme : la Tunisie reconduit-elle son histoire ? N'y a-t-il pas actuellement conflit entre l'UGTT et le gouvernement ? N'est-il pas question d'élites divisées ? De trahison de la Révolution ? Ce film, sorti sur les écrans tunisiens en septembre 2012, n'a pas laissé indifférents les Tunisiens, les uns déçus, les autres ravis. Mais le 7e art n'aime pas le consensus.