Vendredi dernier, plusieurs citoyens se sont rassemblés au «Maydan» pour exprimer leur rejet de la Constitution qui vient d'être validée avec 63,8% de voix pour un taux de participation de 32,9%. Le Caire De notre envoyé spécial Manifestement, le dernier discours du président Mohamed Morsi, prononcé mercredi 26 décembre, au lendemain de l'annonce officielle des résultats du référendum, passe très mal auprès des inconditionnels de la place Tahrir. Vendredi, plusieurs citoyens se sont rassemblés au «Maydan» pour exprimer leur rejet de la Constitution qui vient d'être validée, rappelle-t-on, avec 63,8% de voix pour un taux de participation de 32,9%. Dans son discours à la nation, Mohamed Morsi s'est évertué à désamorcer la crise politique qui fait rage en Egypte en adoptant une posture de président rassembleur. Il s'est longuement félicité du quitus délivré par le dernier scrutin en martelant : «C'est un grand jour pour nous. L'Egypte et les Egyptiens ont désormais une Constitution libre qui n'est dictée ni par un roi, ni par un président, ni par un colonisateur, mais par la seule volonté du peuple égyptien.» Il a minimisé l'ampleur de la polémique suscitée par le référendum en y voyant un signe de «bonne santé démocratique». Dans la foulée, il a annoncé un remaniement ministériel dont il a chargé son Premier ministre, Hicham Qandil, en renouvelant son offre de dialogue à l'opposition et en appelant les Egyptiens à se réconcilier. Dans les mosquées du Caire, plusieurs imams ont profité de la prière du vendredi pour relayer le discours du président islamiste. A l'instar de l'imam de la mosquée Al Aqsa, à Helmeyet Ezeïtoune, qui dira sur un ton dur, dans un prêche ouvertement politique : «La différence ne nous pose pas de problème. Mais la division, les affrontements, les manifestations, cela nous ne l'acceptons pas. Le monde entier nous regarde. La situation est dangereuse. Aujourd'hui, ceux qui ont dit non aussi bien que ceux qui ont dit oui doivent se mettre ensemble pour la construction d'un Etat moderne.» Un vendredi calme pour Morsi Le bruit courait la veille que la traditionnelle «miliouniya» du vendredi, autrement dit les houleuses manifestations populaires auxquelles nous avait habitués le peuple égyptien depuis la révolution du 25 janvier, allait reprendre en guise de protestation contre le référendum et la Constitution qu'il vient d'entériner. De jeunes activistes, campant à Maydan Ettahrir, se faisaient passer le mot pour une grosse marche anti-Morsi. Finalement, il n'y a pas eu de manifs spectaculaires. Les Cairotes se sont néanmoins déplacés en bon nombre pour un rassemblement symbolique. Ces rassemblements sont devenus un rituel quotidien. Chaque soir, les gens viennent à la Place Tahrir pour protester, discuter, échanger, se chamailler, crier leur ras-le-bol à tue-tête ou brandir une pancarte. Pour marquer l'événement, de larges banderoles ont été déployées avant-hier. Sur l'une d'elles, on pouvait lire : «Echaâb azala eraïs» (le peuple a démis le président). Sur une autre : «Echâab halla al Jamaâ» (Le peuple a démis l'organisation des Frères musulmans). Une femme en hidjab arbore une pancarte sur laquelle elle a écrit : «Yasqott Morsi Moubarak !». Interrogée, elle explique : «Moi, j'ai voté non et beaucoup de gens ont boycotté. Nous, on dit : Irhal ! Morsi n'est pas le président de tous les Egyptiens, c'est le président des ‘‘Ikhwane''. Qu'il parte ! Le peuple ne veut plus de lui. On veut qu'il parte pour qu'on puisse enfin nous reposer de lui !». En discutant avec les citoyens lambda, en-dehors du cercle des activistes purs et durs qui campent à la place Tahrir et aux abords du palais présidentiel, et qui se rangent sous l'étiquette générique de «Chabab ethawra» (Les jeunes de la Révolution), il est à souligner que la préoccupation majeure de beaucoup d'entre eux porte sur des questions sociales. Oussama Farag Youcef, manœuvre en bâtiment, qui a pris part à ce rassemblement, lâche : «La révolution, on l'a faite sous le slogan : ‘‘pain, liberté, justice sociale, dignité''. On veut donc que Morsi nous assure la justice sociale. Lui, dans sa Constitution, il parle de ‘‘takafoul igtimai'' (prise en charge sociale). Mais nous, on ne demande pas l'aumône. Il y a des associations de bienfaisance pour ça. Nous, on veut la justice sociale. L'Egypte est un pays riche, mais le régime fait de nous des ‘‘chahattine'' (des mendiants). La politique ‘‘affame ton chien, il te suit'' ne marche pas avec nous. Il faut que ces gens-là comprennent que nous ne sommes pas des chiens. Moi, je défends avant tout ma dignité !» Amal, la trentaine, guide touristique, parlant parfaitement le français, témoigne : «Je travaille habituellement à Louxor. Il n'y a plus de touristes. Les infrastructures touristiques se dégradent. Et l'image des Ikhouane n'aide pas à la relance du secteur. Nous sommes passés de 7 à 8 millions de touristes par an à environ 500 000. L'économie égyptienne est en danger.» «Ils ont tué El-HusseÏni Abou Dhaïf sous mes yeux !» Zayneb Essaghir, 27 ans, une fille en hidjab issue du «Saeed», de l'Egypte paysanne, et qui est diplômée de l'école des Beaux-arts du Caire, met l'accent, pour sa part, sur la violence de ceux qu'elle appelle «Al ikhouane al mogrimine» (les Frères criminels). Elle nous livre un témoignage saisissant en nous confiant que son propre fils a été blessé à l'arme blanche «par des militants ikhouane» lors des sanglants événements de l'Ittihadiya du «mercredi noir» (5 décembre), et qui ont fait 8 morts. «Ces gens-là sont fondamentalement violents, dénonce-t-elle. Mon fils, Ahmed, qui a à peine 5 ans, a été blessé à l'abdomen avec un couteau par l'un des Frères durant les événements du Palais présidentiel alors que nous faisions une marche vers la Présidence. Et c'est le journaliste martyr El-Husseïni Abou Dhaïf qui l'a sauvé. J'étais là, j'ai tout vu. Peu après, El-Husseïni a été blessé par arme à feu à la tête, et j'ai vu qui a tiré sur lui, j'étais à 10 mètres de lui. C'est Khalil, le garde du corps personnel de Khayrat Echater (une éminence grise des Frères musulmans, ndlr). Et je suis responsable de ce que je dis. J'ai déposé plainte contre lui auprès du procureur général, mais il n'y a eu aucune suite. Morsi travaille uniquement pour son clan et sa tribu. C'est le président des ‘‘Ikhwanguiya''. Nous voulons renvoyer les Frères en prison. Je les ai vus de mes propres yeux menacer un autre journaliste qui s'appelle Ahmed Hassan avec une machette, en lui disant : ‘‘Fais gaffe, sinon on va te faire ce qu'on a fait à El-Husseïni Abou Dhaïf''. El-Husseini a sauvé mon fils et mon cœur brûle pour lui. Haram ce que tu fais Monsieur Morsi à nos enfants, à nos femmes et tout particulièrement haram ce que tu as fait à El-Husseïni Abou Dhaïf !». Profondément émue, Zaynab étouffe un sanglot. Pour elle, les Frères sont une menace pour les femmes. «Ils ont montré la couleur par le traitement qu'ils ont réservé aux filles, celles qui luttent au Maydan et à l'Ittihadiya. Ils ont déshabillé publiquement et agressé une de mes amies, c'est vous dire. Mais je les préviens que la prochaine révolution sera menée par les femmes égyptiennes !». Aux abords du Palais présidentiel, à El-Ittihadiya, dans la banlieue chic d'Héliopolis, il n'y avait vendredi que les occupants habituels de la place présidentielle, répartis sur 26 tentes selon Ahmed Anouar, l'un des responsables du camp. Parmi ces activistes, le désormais célèbre Saddam Sayed Ahmed, 32 ans, un militant du courant populaire de Hamdine Sabbahi. Sayed Ahmed a carrément laissé un bout de son oreille droite dans les violents affrontements du «mercredi noir». Il arbore d'ailleurs un large pansement au niveau de l'oreille mutilée. Il raconte : «Lors des événements de l'Ittihadiya, les Frères se sont rués sur moi alors que je gardais l'une des tentes, ils m'ont roué de coups, ils m'ont brutalement frappé à la tête et l'un d'eux m'a mordu violemment l'oreille au point de m'en arracher un morceau. J'étais tout en sang et ils ont continué à me matraquer.» Saddam enlève son pansement et nous montre l'œuvre «cannibalesque» de ses agresseurs. «Mais je suis décidé à les poursuivre jusqu'au bout, je ne vais pas les lâcher», assène-t-il. Une Nassérienne en niqab Une jeune fille en niqab manifeste avec une pancarte gravée d'un verset coranique devant le Palais présidentiel abritant Morsi. Le palais est solidement gardé par des militaires et protégé par des fils barbelés. A première vue, on pourrait croire qu'elle est de tendance salafiste. Il n'en est rien. Chadia Saber, baptisée «Bint En Nil» (la fille du Nil) par ses camarades de lutte est une nassériste fanatique. Sur son blouson beige floqué du drapeau égyptien, elle a accroché un pin's à l'effigie de Gamal Abdel-Nasser. Elle explique son «niqab» par un «désir de vertu, sans plus». Elle se dit radicalement contre «la chariaâ de Morsi». «Moi, j'aime Abdel-Nasser et personne d'autre. Morsi nous a induits en erreur. On est d'accord pour la chariaâ, mais la vraie, celle qui soutient le pauvre avant le riche. Mais lui, il a pensé au riche et pas au pauvre. Il me dit dans la Constitution : ‘‘si tu veux avoir droit à des soins, il faut présenter une attestation de pauvreté''. C'est complètement aberrant», s'écrit-elle, avant d'ajouter : «Le peuple va sortir dans la rue tôt ou tard pour crier ‘‘ana gui'an''» (j'ai faim). Une révolte de la faim est à prévoir. Le discours de Morsi n'est pas passé. Tant que le peuple est appauvri, il n'est pas prêt pour entendre quoi que ce soit. Moi, je suis une fille de la révolution du 25 janvier. Nous qui avons fait cette révolution, on peut à la limite rester chez nous. Mais le peuple des ‘‘ghalaba'', lui, ne peut pas supporter cette situation plus longtemps.» Force est de constater que ce premier vendredi après le référendum s'est donc globalement bien passé pour Morsi. Et pour cause : tout le monde s'est donné rendez-vous dans un mois pour la célébration du deuxième anniversaire de la Révolution. L'opposition compte profiter de cet événement, ô combien symbolique, pour frapper un grand coup. Même le Front du salut national s'inscrit dans cet esprit. Le FSN a annoncé, mercredi dernier, en conférence de presse par la voix de son porte-parole, Hussein Abdelghani : «Le Front s'engage à poursuivre son combat pacifique contre une Constitution non consensuelle et qui porte atteinte aux libertés, en usant de tous les moyens démocratiques. Il appelle le peuple égyptien, connu pour son tempérament révolutionnaire, à manifester massivement contre cette Constitution lors du deuxième anniversaire du 25 janvier.» Après le référendum, cette célébration qui survient dans un contexte extrêmement tendu s'annonce ainsi comme le prochain grand test pour Morsi.