Ahmed Taleb-Ibrahimi publiera la semaine prochaine la première partie de ses mémoires aux éditions Casbah sous le titre Mémoires d'un Algérien. Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), dont El Watan a reçu un exemplaire. L'auteur, ancien ministre sous Boumediene et Chadli, candidat à la présidentielle en 1999, chef d'un parti, Wafa, non agréé, revient sur sa naissance sétifienne, son enfance tlémcénienne et son adolescence algéroise avant de s'engouffrer dans une jeunesse marquée du sceau de la guerre de Libération. Il revient également sur les intrigues meurtrières de la Révolution et le désenchantement de l'après-Indépendance. M. Taleb-Ibrahimi donne, dans ce premier tome, sa vie en miroir de l'histoire nationale récente, tout en regrettant dans l'avant-propos le déficit en témoignages directs des grands acteurs de l'histoire algérienne. Déficit qui se ressent d'autant lorsque cette histoire se retrouve malmenée par des tentatives révisionnistes, comme le démontre la loi française du 23 février 2005 qui empoisonne les relations algéro-françaises au point de retarder, sinon d'hypothéquer la signature du traité d'amitié entre Alger et Paris. Mais l'apport de ses témoignages réside aussi dans la valeur politique du rappel historique : en énumérant le despotisme des années Ben Bella, les joutes sanglantes, la pratique de la torture dont lui-même a été victime en 1964, M. Taleb-Ibrahimi semble constater que les mêmes pathologies persistent dans la sphère du pouvoir algérien. Troisième valeur ajoutée de ce projet éditorial, la nécessité de participer à préciser un diagnostic des crises successives qui en fin de compte n'en sont qu'une. M. Taleb-Ibrahimi envisage de publier un deuxième tome (1965-1988) et un troisième (1988-2004) consacré à la crise des années 1990, « à cette crise multiforme qui a révélé l'échec de notre génération dans la transmission des valeurs de la Révolution aux générations montantes ». Car il semble que la machine générationnelle soit en panne. M. Taleb-Ibrahimi raconte son entrevue avec Hocine Aït Ahmed, en pleines tensions interwilayas en 1962 : Aït Ahmed « affirme que la situation qui prévaut a déjà disqualifié les hommes de sa génération ». « A vous de prendre vos responsabilités, car il vous vient de reprendre la relève et de ne plus compter sur les (historiques) », a dit alors Hocine Aït Ahmed à Ahmed Taleb-Ibrahimi dans une annexe du Palais d'été, actuellement Palais du peuple, à Alger. L'ombre des pères Le père de Taleb-Ibrahimi, cheikh Ibrahimi, une des figures de proue de l'Association des oulémas musulmans, plane sur une bonne partie des pages de ce premier volume de mémoires. On découvre l'intimité de l'homme, fidèle de Abdelhamid Ben Badis, qui impressionna le jeune Ahmed Taleb-Ibrahimi par le contraste entre un corps frêle et une voix envahissante et puissante. Deux épisodes de la vie de cheikh Ibrahimi illustrent la puissance de la relation entre les deux chantres de la réforme. Cheikh Ibrahimi était fort réfractaire à ce que ses fils fréquentent l'école française. C'est Ben Badis qui le persuadera de la nécessité d'envoyer ses deux fils à l'école Dufau, près d'Agadir, où Ahmed Taleb-Ibrahimi découvre la littérature et se prépare à plonger dans les œuvres des grands auteurs occidentaux. L'autre épisode, des années après le décès de Ben Badis, le jour anniversaire de sa disparition, le 16 avril 1964, durant lequel cheikh Ibrahimi vilipende dans une déclaration le système de pouvoir de Ahmed Ben Bella. Le même constat est partagé à l'époque par Ahmed Taleb-Ibrahimi, 32 ans, qui dénonce alors la concentration des pouvoirs, le système d'allégeance, la bureaucratie et la politique économique improvisée ainsi que l'intervention d'« aventuriers venant de différents pays et s'érigeant en théoriciens de l'économie ». La suite sera terrible : le 12 juillet 1964, M. Taleb-Ibrahimi est arrêté, torturé et, alors qu'il a passé quatre ans et demi dans les prisons françaises, sera « l'hôte » des geôles de l'Algérie indépendante, de juillet 1964 à février 1965. En relatant ces années de plomb, on retrouve cette vieille pratique du pouvoir et de ses satellites qui semble avoir survécue : l'allégeance. Déjà, lors de son emprisonnement en France, témoin des déchirements internes entre les dirigeants de la Révolution et la montée en puissance du discret et ascète colonel Boukharouba, alias Boumediene, ce « père » que les militaires regrettent toujours, M. Taleb-Ibrahimi s'est dit « fort peiné d'apprendre que certains de nos intellectuels (ou plutôt nos diplômés) sont très satisfaits de jouer les porte-serviettes serviles de responsables analphabètes, comme si le fait d'avoir pris les armes, à lui seul, conférait le droit de diriger l'Algérie ». Cette déclaration qu'a faite M. Taleb-Ibrahimi à Ahmed Toufik Madani, ancien secrétaire général de l'association des oulémas, que l'auteur critique pour s'être déclaré « soldat exécutant », est appuyée par le constat du jeune médecin de l'époque : « L'anti-intellectualisme caractérise déjà notre Révolution et en constitue même un des points noirs. » Ahmed Taleb-Ibrahimi, alors médecin à l'hôpital Mustapha Pacha, à Alger, désire s'éloigner de la politique, mais le coup d'Etat du colonel Boumediene, l'homme qui lit la fatiha devant la dépouille du cheikh Ibrahimi, décédé le 20 mai 1965, alors que Ben Bella prolongera sa tournée à l'Est pour ne pas assister aux obsèques, rattrape M. Taleb-Ibrahimi. Cherif Belkacem, ministre de l'Orientation de l'époque, lui propose d'intégrer le gouvernement. M. Taleb-Ibrahimi réfléchit puis dit « oui » : « En prononçant ce oui, pouvais-je deviner que j'allais m'engouffrer dans une nouvelle ‘‘prison'' qui allait durer plus d'un quart de siècle ? » La Révolution mange tout le monde Ce sont les derniers mots du premier tome, conclusion d'une étape, selon M. Taleb-Ibrahimi, qui le mena de son enfance dans l'ombre du père à celles des « pères ». Ahmed Taleb-Ibrahimi a, en 1965, 33 ans, l'âge du Christ confronté à la passion et à l'injustice des hommes. Le système tyrannique broie les hommes pour les rendre siens ou les faire disparaître dans les plis de l'oubli et des internements dans le Sahara, comme ce fut le cas de Mohamed Boudiaf, un des artisans du 1er Novembre 1954, sous Ben Bella. M. Taleb-Ibrahimi relate, ici, une longue vie militante depuis les rangs de l'Association des étudiants musulmans d'Afrique du Nord à la Faculté d'Alger entre 1949 et 1954, en passant par l'Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema) durant la guerre de Libération, la prison de Fresnes et de la Santé en France, où il côtoya les chefs révolutionnaires et les intrigues de pouvoir qui se dessinaient déjà, prélude des déchirements et en devenir et à venir. Vie militante qui démarre dans l'enthousiasme et qui se trouve subitement violentée, non pas seulement par la brutalité coloniale, mais aussi par les nouveaux chefs de l'Algérie indépendante. Par effet de miroir, il est terrible de voir que la violence politique perdure sous différents systèmes, changeant de tyrans, mais gardant la même hargne à humilier les hommes. L'intérêt de ce témoignage est aussi de plonger dans l'Algérie des années 1940 : bouillonnement des consciences et surtout, comme le souligne l'auteur, l'amalgame créatif du carrefour entre Orient et Occident. Il a fait l'école privée Maïmonide, école privée juive à défaut d'être inscrit ailleurs à cause de la réputation anticoloniale de son père. Voyage en France, mais aussi au Caire nassérien et à Damas, dernier exil de l'Emir Abdelkader, ainsi qu'à La Mecque, où la conscience s'ouvre, non seulement sur la nécessité du changement, mais aussi sur la réflexion autour de l'identité. Arabe, musulmane, berbère, africaine, méditerranéenne, orientale et occidentale, le plus grand défi de l'Etat algérien et de ses précurseurs aura été d'approcher toute cette richesse tout en résistant aux violentes bourrasques de l'histoire. Le parcours de Ahmed Taleb-Ibrahimi résume bien les échecs et les victoires des synthèses culturelles qui, en fin de compte, font de l'Algérien un Algérien. Autre défi également souligné par l'auteur réside dans le choix à prendre au lendemain de l'indépendance. « En juillet 1962, deux voies se présentaient à nous : 1. une nouvelle page de l'histoire de l'Algérie s'ouvrait et, comme chaque nouvelle page, elle exigeait de nouveaux hommes, ce que n'a pas compris notamment Messali, le 1er novembre 1954 (...) », mais la relève était rare, sinon épuisée par la guerre ou « ramollie », comme ceux de « l'extérieur ». La seconde solution, selon M. Taleb-Ibrahimi, aurait été « l'union nationale » entre les « historiques » qui, « prenant conscience de leur inconsistance individuelle, devraient accepter de travailler main dans la main en s'entourant de cadres moyens ». Mais l'auteur regrette qu'aucune des deux solutions n'a été prise en compte : « Carence due essentiellement à la lâcheté des intellectuels, à la médiocrité des dirigeants et à l'indigence de pensée des uns et des autres. » Constat datant de 1964, écrit noir sur blanc dans une prison à Oran, mais dont les répercussions semblent encore d'actualité tant le système de pouvoir algérien reste hermétique à la critique et au réel changement. Une des clés que semble proposer M. Taleb-Ibrahimi, en tenant compte ou pas d'une ambition de positionnement en prévision de la présidentielle de 2009, est d'explorer le passé pour comprendre le présent et prévenir l'avenir. « Le moment est venu de transcender et la glorification béate qui a suivi l'Indépendance et l'éreintement systématique que nous constatons, surtout depuis les événements d'octobre 1988. La meilleure façon d'éviter ces deux extrêmes, c'est d'étudier sereinement la guerre de Libération avec ses lumières et ses zones d'ombre », écrit Ahmed Taleb-Ibrahimi dans l'avant-propos.