Le fondamentalisme islamique, à en croire la « feuille de route » exposée tout récemment par Ali Benhadj dans Le Monde, serait, de nouveau, décidé à reconquérir la scène politique. Son mot d'ordre est resté le même, inaltéré, ne tolérant aucun correctif, fut-il discursif : l'instauration hic et nunc d'un Etat islamique se donnant le Coran pour Loi fondamentale. La décennie meurtrière avec ses scènes d'horreur, son décompte macabre de morts et de mutilés, ses plaies et ses traumatismes, n'aura donc servi à rien, pas même à recommander la décence aux protagonistes du conflit. Dans ce pays, décidément, même le tragique peine à instruire le politique ? Mais comment peut-il en être autrement lorsque l'on se risque, contre l'éthique de la responsabilité, à tracer le cours politique d'une nation meurtrie sur le sable mouvant de l'impunité ? S'il n'est pas, en toute objectivité, l'unique coupable de cette tragédie, l'imam salafiste n'en porte pas moins, par son radicalisme millénariste, une lourde responsabilité dans l'exaltation des fidèles par la mystique du jihad et son refus acharné à condamner le terrorisme auquel s'est livré la nébuleuse islamiste. Alors bis repetita ? Le spectre du retour en force du néo-fondamentalisme, plus qu'une hypothèse de sociologie politique, marque en creux l'aveu, fâcheux, que la crise n'est pas résolue quant au fond. Celle-ci est en première lecture une crise de représentation politique. En effet, en refusant au courant fondamentaliste l'accès à la légalité, le régime interdit à de larges couches sociales la possibilité d'élire leurs représentants, de traduire politiquement leurs attentes, leurs intérêts, leurs peurs. Ce refus, cependant, ne touche pas seulement la mouvance islamiste radicale mais également les courants de l'opposition démocratique qu'ils se recrutent au sein de l'instance partidaire ou dans la société civile. Aussi, conviendrait-il de parler de refus, structurel et structurant, de la représentation politique plutôt que d'une crise de celle-ci. Pour le dire en d'autres termes : sous le problème de l'islamisme radical gît celui de la reconduction du verrouillage de la sphère politique par un régime en phase de restauration autoritaire, le premier servant en définitive d'alibi au second. Comment rompre ce cercle vicieux ? Partant du constat sociologique de l'implantation du courant fondamentaliste parmi de larges couches sociales, certains préconisent la solution de la légalisation du parti religieux et de l'instauration d'un jeu politique concurrentiel sanctionné par des élections transparentes au cours desquelles le peuple serait invité à dire son mot en toute liberté. Cette voie présente un avantage, celui de la réhabilitation du politique comme instrument pacifique de règlement des conflits dans la cité. Cette foi en la supériorité morale du politique souffre toutefois d'une aporie mortelle : voulant régénérer la communauté de foi par l'application de la Loi de Dieu, le fondamentalisme islamique nie le politique, tant il est vrai que celui-ci ne s'institue, dans son principe même, que par son « désencastrement » d'avec la sphère du religieux. Cette négation originaire du politique fait du fondamentalisme islamique un projet totalitaire opposé terme à terme au pluralisme politique et moral, synonyme à ses yeux de péché suprême, de fitna au sein de l'umma, de scission de la communauté des croyants. Question mortelle : peut-on concevoir - par-delà la création du FIS en violation de la Loi de 1989 sur le multipartisme qui interdit tout parti politique s'exprimant au nom de la religion - un jeu politique avec un acteur qui fait de la négation du politique sa condition de possibilité ? Ce n'est pas tout : en prônant l'ouverture politique tous azimuts et le recours aux urnes, la solution en question bute sur une autre aporie, non moins suicidaire. En effet, en faisant de l'élection le seul et unique critère d'un jeu démocratique, elle feigne d'oublier que la démocratie est d'abord et avant tout un « gouvernement de la liberté » fondé sur l'autonomie (morale et sociale) de l'individu, conception philosophique qui se trouve en contradiction principielle avec la doctrine islamiste qui prône la souveraineté de Dieu (al hakimiyya li Allah) sur ses fidèles, c'est-à-dire l'hétéronomie comme principe d'édiction des normes devant gouverner la personne, le groupe, la communauté tout ensemble. Peut-on concevoir, dans ces conditions, une démocratie avec des parties qui foulent au pied les valeurs fondamentales qui fondent celle-ci ? Effrayés par le passage à l'acte du projet fondamentaliste perceptible à travers l'imposition contrainte du puritanisme, la constitution d'une police des mœurs, le racisme anti-féminin, l'excommunication (takfir) des laïques, la menace de mort, l'appel au jihad, certains recommandent une tout autre solution au problème : l'interdiction pure et simple des islamistes. Doit-on cependant fermer les yeux sur la répression des islamistes au non du principe " pas de liberté pour les ennemis de la liberté " ? Peut-on fonder le combat pour la démocratie sur les pas de la répression des droits humains ? Si la démocratie ne se réduit pas à l'urne, elle ne se saurait davantage se rapporter à un luxe. La restauration autoritaire à laquelle se livre le régime et le regain de fondamentalisme qui se manifeste dans l'arène sociale conjuguent, en dernière analyse, leurs efforts pour empêcher l'éclosion de la citoyenneté. Pour le premier, celle-ci est synonyme d'exercice des libertés politiques, du droit de contrôle sur la conduite des affaires publiques, de l'exigence de représentation politique, tous ce dont ne veut pas le système politique algérien. Pour le second, la citoyenneté est synonyme de souveraineté de l'individu, de liberté de conscience et de pensée, de société fondée sur la raison contractuelle et l'association de volontés réfléchies, toutes choses que mêlent le fondamentalisme islamique dans une furieuse exécration. Ou l'urgence de repenser le politique.