Le monde devient-il une prison ? Vu du ciel, le spectacle doit être effrayant : sur tous les continents se dressent des murs de plus en plus hauts, de plus en plus nombreux, d'une longueur totale de 18 000 km, par exemple entre la Grèce et la Turquie, Ceuta et l'ensemble du Maroc, l'Inde et le Bangladesh (réalisés : 2011 km, prévus : 4000), Israël et la Palestine…, murs qui entretiennent de chaque côté la peur et la haine de l'autre. Partout s'ouvrent des camps de détention, près de 400 en Europe, où s'entassent pendant des mois des détenus de plus en plus nombreux, sans papiers, réfugiés, demandeurs d'asile, tandis que des centaines de drones surveillent en permanence tout ce qui bouge à la surface du globe. Les pays riches craignent-ils donc d'être envahis ? Ils le disent, pour effrayer les peuples et justifier les mille atteintes aux libertés que provoque cette frénésie défensive. Mais les «envahisseurs» se font attendre. Qu'importe ! Les contrôles migratoires représentent un énorme marché et, comme l'explique Claire Rodier, juriste au Gisti (Groupe d'information et de soutien aux immigrés), dans un livre très riche d'informations, Xénophobie business, «les politiques migratoires remplissent d'abord les poches des professionnels de la sécurité… La gestion des frontières sert bien d'autres intérêts que ceux qu'elle prétend défendre. 1 » Elle sert d'abord aux responsables politiques : elle les décharge – en catimini, car ils ne s'en vantent pas – d'une activité qu'ils n'ont pas les moyens financiers et humains d'assurer, elle permet la réduction des budgets et des effectifs de la défense, elle explique l'insuffisance des investissements sociaux, elle procure enfin aux dirigeants des bénéfices idéologiques – plus ils paraissent soucieux de la défense du territoire, plus les citoyens sont incités à voter pour eux. C'est pourquoi la plupart des gouvernements européens brandissent régulièrement la menace d'une invasion et durcissent presque chaque année la réglementation concernant l'entrée et le séjour des étrangers dans leur pays. Confier à des entreprises privées la gestion de l'immigration exonère enfin le pouvoir politique des fréquentes «bavures» que commettent leurs employés, en particulier lors de l'expulsion d'un clandestin. Il arrive souvent, en effet, qu'un sans-papiers, embarqué de force dans un avion, manifeste bruyamment contre son expulsion, dans l'espoir que le commandant de bord refusera de décoller. Or l'annulation d'un vol coûte très cher : pour l'éviter, les gardes s'efforcent de faire taire leur «client», lui serrent la gorge et parfois l'étouffent. Ces violences sont d'autant plus fréquentes, précise Claire Rodier, que les sociétés commerciales chargées des expulsions exigent de leurs employés, en les menaçant de représailles financières, qu'ils agissent avec la plus grande «fermeté». Coups, étouffements, crises cardiaques mortelles : ces violences ne donnent généralement lieu à aucune poursuite et lorsque la justice est saisie, les coupables sont en général condamnés avec sursis ou acquittés. Tels ces sept policiers belges responsables en 1998 de la mort d'une jeune Nigériane morte étouffée à Bruxelles dans l'avion qui devait la rapatrier. Les expulsions ne représentent qu'une infime partie des activités des entreprises privées. Leurs missions sont en effet multiples. En Angleterre, par exemple, la compagnie de sécurité privée Group 4 Securitor (G4S) gère «quatre prisons, quatre grands centres de détention pour migrants et demandeurs d'asile, de nombreux petits centres pour des séjours de courte durée». Réalisant un chiffre d'affaires de plus d'un milliard de livres et employant plus de 40 000 salariés, elle intervient dans les secteurs les plus divers : sécurisation des aéroports, transport de prisonniers, gestion d'écoles et de prisons, transfert de fonds. Toutes ces activités sont assurées en Europe par l'agence Frontex, qui dispose, précise Claire Rodier, de «26 hélicoptères, 22 avions légers, 113 navires, 476 appareils techniques (radars mobiles, détecteurs de battements de cœur)». Véritable «petite armée», elle assiste les pays européens dans toutes les tâches de contrôle et de surveillance et participe, par exemple, à la formation des garde-frontières des divers Etats. Depuis un an, elle peut louer ou acheter, en copropriété avec un Etat-membre de l'Union européenne, ses propres équipements (voitures, navires, hélicoptères)… Si durs, si variés soient-ils, les contrôles migratoires n'empêchent nullement l'immigration clandestine de se poursuivre. Mais «est-ce réellement leur fonction ?», demande Claire Rodier. Les pays européens ont besoin d'une main-d'œuvre privée de tout droit, exploitable à merci : «Au jeu du chat et de la souris, le chat n'a pas forcément intérêt à éliminer sa proie.» Les entreprises, elles, ont intérêt à perfectionner leurs techniques de contrôle, à développer leurs recherches, à obtenir de nouveaux marchés – et donc, à laisser ouvertes des brèches par où s'infiltrent de nouveaux clandestins. Créées pour contrôler l'immigration et suppléer aux carences des pouvoirs politiques, tirant de leurs activités d'énormes profits, elles représentent l'une des plus grandes escroqueries du siècle. 1) - Xénophobie business, à quoi servent les contrôles migratoires ? La Découverte, Paris, 2012.