Au début des années 1960, un député « Algérie française » adresse au général de Gaulle cette sommation : « Au nom de mes amis, je vous supplie, mon général de changer de politique. » « Au nom de ma politique, changez d'amis. » Il a la réputation de ne pas avoir sa langue dans sa poche. Il parle crûment allant sans détours droit au but. « C'est son caractère et personne ne peut le changer », avertit l'un de ses amis. Plus que de la détermination, l'homme a de la fougue à revendre. Du haut de ses 87 ans, il continue de traquer tout ce qui ne va pas dans le sens de ses convictions. « S'il y a quelque chose à laquelle je tiens, comme à la prunelle de mes yeux, c'est la liberté. Je ne suis inféodé à aucune chapelle et j'ai horreur de l'embrigadement », décrète-t-il. Son nom est attaché à l'Exécutif provisoire, où il a dirigé le groupe des représentants FLN, chargé de préparer le référendum de l'autodétermination et l'élection de la première assemblée constituante de l'Etat algérien. Mais ce serait faire une entorse à l'histoire si nous n'évoquions pas son riche et long parcours militant où, dès 20 ans, il était déjà à l'avant-garde des luttes. Ses souvenirs sont méthodiquement conservés dans sa mémoire. Mai 1945. Il était jeune à l'époque, mais suffisamment grand pour être marqué à vie par ce qu'il a vécu. S'il ressent le besoin d'en parler, de partager ce moment d'histoire collective, c'est qu'il est persuadé que depuis notre indépendance, nous assistons « à une conspiration du silence sinon à une appropriation parfois insidieuse de la paternité de la politique et des actions menées ». Chawki Mostefaï est né le 5 novembre 1919 à M'sila où son père était cadi. Mais, c'est à Bordj Bou Arreridj, leur fief, où il a grandi et fait ses classes avant de gagner Sétif pour les études secondaires. Un intellectuel au service de la révolution « C'est au collège de Sétif, où jeunes on a pris conscience du problème national algérien. On a adhéré à l'idéal de l'Etoile nord-africaine. Nous étions un groupe composé de Bouguermouh Mouloud, Alleg Abderahmane de Kherata, Benabdelmoumène Ali de Toudja, Sidi Moussa Ahmed de Michelet, Drouiche Mohamed de Aïn El Kebira et moi-même. » C'est à la Faculté d'Alger qu'ils suivent les événements avec notamment la création du Parti du peuple algérien. Le recours à l'action armée germait dans leur esprit après la débâcle française de juin 1940. L'insurrection est même programmée pour le 1er octobre 1940 mais elle a dû être ajournée « parce que les conditions n'étaient pas réunies et parce que des dirigeants comme Ferhat Abbas s'y opposaient en prônant l'assimilation aux dépens de l'indépendance. Celui-ci nous avait déclaré qu'il n'était pas homme à changer de fusil d'épaule ». Il se résoudra en fin de compte en 1942 à revoir ses positions en optant pour le Manifeste du peuple algérien. Chawki est déjà membre du Comité directeur de l'association des étudiants musulmans d'Afrique du Nord. « En avril 1945, la défaite allemande se profilait. La victoire allait être célébrée partout dans le monde, y compris en Algérie. Il fallait à tout prix contrecarrer la propagande effrénée du Parti communiste algérien qui prétendait contrôler la classe ouvrière algérienne et réfuter l'accusation par la France du PPA comme étant à la solde d'Hitler. Pour cela, il fallait défiler le 1er mai 1945 pour contrer la CGT et le PCA séparément du cortège officiel en déployant un emblème, celui de la nation algérienne. » L'histoire du drapeau algérien qui a fait couler beaucoup d'encre est ainsi explicitée. « La direction du PPA désigne trois de ses membres, Hocine Asselah, Chedly El Mekki et moi-même afin de concevoir et de proposer un drapeau. Je suis chargé par mes collègues de la commission de préparer un certain nombre de modèles, ce que je fis. La direction a retenu le modèle actuel, lequel a été préparé pour une manifestation spéciale, le jour de la victoire. Ce drapeau a été mitraillé à Sétif lors des sanglants événements du 8 Mai 1945. » Entre 1945 et 1947, Chawki poursuit ses études de médecine à Toulouse et à Paris où il a même exercé quelque temps dans le 11e arrondissement, mais ses activités militantes avaient fini par le submerger. N'a-t-il pas été membre de la direction du PPA à 21 ans ? Un parti qu'il quittera en 1951 avec trois de ses compagnons Amrani Saïd, Hadj Cherchalli et Chentouf Abderezak, « suite au comportement hégémonique de Messali qui s'identifiait totalement au Parti. Ah, le pôvre, il a fini dans le désastre moral. Il est à la fois un héros du nationalisme et le prototype des dangers du populisme et de l'analphabétisme. Son niveau de culture faisait qu'il ne pouvait avoir une vision d'ensemble, encore moins un système politique. » Chawki prit part à la création d'un mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, parti légal, doublure du PPA clandestin. Candidat aux élections à l'Assemblée algérienne dans la circonscription de Constantine, il est élu à une majorité écrasante contre le Dr Bendjelloul. Sur le terrain des luttes, pour préparer l'insurrection, afin d'harmoniser la lutte à l'échelle maghrébine, et après le congrès de 1947, Chawki est chargé de prendre attache avec Bourguiba qui lui avait répondu : « Je ne garantis pas que nous ferons la guerre ensemble, car la situation n'est pas la même. Vous êtes en avance en créant l'OS. Aidez-nous à en faire de même. » Chawki a également contacté des dirigeants marocains, dont Allal El Fassi à Tanger pour tenter de coordonner les actions, mais sans grand succès. En 1949, il a été chargé en compagnie du capitaine Saïdi et de Belkacem Redjef de récupérer du plan organique, la Fédération de France du PPA/MTLD, entrée en dissidence sous l'impulsion d'un groupe de militants dits « berbéristes ». « Il a fallu près de 2 ans pour récupérer la totalité des militants à qui on affirmait que la revendication identitaire était légitime et acceptable, mais sûrement inopportune, nous qui avions, à l'époque, plus que jamais besoin d'unir nos rangs. » En 1951, Chawki démissionne du PPA en « dénonçant le délire mégalo-maniaque de Messali qui criait à qui voulait l'entendre : ‘'Le Parti, c'est moi ; l'Algérie, c'est moi'' ». Chawki s'engage dans le FLN en 1955 en collaborant avec Salah Louanchi, responsable de la Fédération de France du FLN. Il participe au service de santé de l'ALN avec le Dr Mohamed Nekkache, dans les hôpitaux de Tunis et aux frontières à Ghardimaou. Une grosse gueule, mais de fortes convictions En 1957, il est affecté en qualité de conseiller politique auprès de Krim Belkacem, responsable des forces armées au sein du CCE. Une année après, il contribue à l'étude de création du GPRA au Caire. Il est chef de mission diplomatique à Tunis, puis à Rabat qu'il ne quittera qu'en avril 1962. Au titre de sa mission marocaine, il prend part à l'initiative, relayée par le Dr Abdelkrim Khatib, ministre marocain, pour proposer au gouvernement de Sa Majesté Mohammed V, d'importer officiellement et légalement l'armement pour sa propre armée, « armement acheté, payé par nos soins et destiné à notre état-major général basé à Oujda. La proposition a été acceptée dans son principe, sous réserve d'un engagement formel d'imposer et de faire respecter par nos organisations FLN et ALN, la souveraineté marocaine sur son territoire. Car des abus , il y en a eu. Pourquoi cette mesure ? Les Marocains ne voulaient pas nous livrer des armes, arguant du fait que nos troupes se comportaient comme en territoire conquis. Nos troupes sont même allées jusqu'à incarcérer... le wali de Oujda ! » En avril 1962, Chawki est rappelé pour diriger le groupe FLN au sein de l'Exécutif provisoire. L'Alg"érie a raté son envol en 1962 « Face aux massacres de l'OAS, qui visaient les civils et son projet de dynamiter les réseaux d'égout de La Casbah et de Belcourt, ainsi que les puits de pétrole de Hassi Messaoud et le risque de partition qui menaçaient les accords d'Evian, instruction a été donnée par le GPRA de prendre contact avec l'OAS. Farès a agi en solo en négociant avec le maire de Blida, sans l'aval du GPRA. De toutes les façons, on ne pouvait discuter avec l'OAS directement. Avec mon interlocuteur Christian Fouchet, dépêché de Paris, on a pu avancer dans nos entretiens. Malheureusement, la course au pouvoir et la scission intervenue au dernier CNRA de Tripoli ont fait que la négociation et l'accord verbal entre l'Exécutif et l'OAS ont été dénoncés comme une trahison par le clan de Tlemcen. Cela m'a profondément choqué dès lors que j'apparaissais comme coupable d'abus de confiance et d'usurpation d'autorité, alors que les dirigeants du GPRA étaient dûment consultés. Cela m'a fait mal et n'acceptant pas une atteinte à mon honorabilité, j'ai démissionné de la politique en 1962. » Quoi qu'il en soit, ajoute-t-il désabusé, le temps allait encore nous réserver de mauvaises surprises. « Durant tout notre parcours militant, nous nous sommes échinés à combattre les communistes. Et qu'avons-nous constaté ? Qu'ils faisaient partie du pouvoir en 1962. Amar Ouzegane qui déclarait qu'il fallait exterminer le PPA était devenu ministre ! J'ai voulu renouer avec ma vocation en ouvrant un cabinet privé mais je n'avais pas assez d'argent pour m'installer. Heureusement que j'ai trouvé de l'embauche à l'Union industrielle africaine, une boîte basée à El Harrach. Mais j'ai vite fait de reprendre du service à l'hôpital Mustapha entre 1964 et 1965. En 1966, j'ai été éjecté de l'université et démis de mes fonctions pour une banale histoire d'autorisation de sortie. Ma liberté dépendait de la bienveillance d'un DDS « jaune » qui n'avait pas fait la grève de 1956 avec nous et qui n'était particulièrement pas connu pour avoir milité pour la cause nationale. Que voulez-vous, l'Algérie des miracles, c'est aussi cela... J'ai donc repris à l'UEA, jusqu'à sa nationalisation en 1971. » « Vous savez, note-t-il, méditatif, l'histoire de l'Algérie reste à écrire. Ce que nous constatons, c'est l'histoire événementielle, faite de superficialités. » Ce que lui inspire l'Algérie moderne, celle de 2006 ? « Malgré tout ce qu'on peut dire, elle a pris des plis et une tournure qu'il faudra corriger en faisant preuve d'une longue, longue... patience. » Les partis et la démocratie ? Personne ne joue son rôle, sinon que les partis servent de façade et d'alibi. Dans un pays moderne, avec toutes les évolutions de par le monde, il y a des principes intangibles. « Toute gestion de la population qui ne respecte pas le principe de la liberté risque d'aboutir à des impasses pour rentrer dans le no man's land de la dictature... » Parcours Chawki Mostefaï, étudiant en médecine, rejoint la section universitaire du PPA pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il devient rapidement membre de la direction en 1945, alors qu'il est président de l'AEMAN. Le 23 mai 1945, il transmet le contre-ordre d'insurrection générale. Il entre au comité central du MTLD en 1946. Chawki Mostefaï est chargé de reprendre en main la Fédération de France du MTLD au moment de la « crise berbériste ». Au cours de l'été 1950, il se rend à Tunis pour renouveler les prépositions d'union faites en janvier 1949 au Néo-Destour, sans succès. Partisan de l'unité d'action avec l'UDMA et les ouléma, il quitte la direction du mouvement en 1951. Conseiller de Krim Belkacem en 1958, il rédige des articles dans El Moudjahid, portant notamment sur « la libération du peuple algérien et ses incidences sur la libération de l'Afrique ». Il devient membre de l'Exécutif provisoire (1962), chef de file du groupe FLN au sein de cet organisme. Négociateur des « accords » avec l'OAS en juin 1962.