A la cité des 100 Logements, une appellation numérique comme cela se fait dans toutes les villes algériennes, encore de la poussière, rien que de la poussière. Les travaux de revêtement de la chaussée traînent depuis des mois et les nuisances occasionnées aux riverains ne se comptent plus. « Quand il pleut, c'est la gadoue jusqu'aux chevilles. » Et maintenant que le soleil brille, c'est la poussière qui nous assèche la bouche et les narines. Vous pouvez faire un tour en ville, c'est partout la même chose », nous dira un gardien de parking, sans aucune existence légale, bien sûr. Effectivement, toute la voirie de Aïn M'lila tente de se refaire une beauté pour que les nids-de-poule et autres « gâteries » du genre disparaissent. « Nous tentons de retaper la chaussée comme on peut, nous dira M. Omeïche, le P/APC de Aïn M'lila. Nous escomptions que le projet concernant la voirie des hauts-plateaux allait nous toucher, hélas il ne le fera pas. Treize communes de la wilaya d'Oum el Bouaghi sont concernées, mais pas Aïn M'lila. » Pourtant la ville de Aïn M'lila vu sa position géographique, mérite qu'on s'y intéresse un peu plus. Située à 50 km du chef-lieu, Oum El Bouaghi, à 50 km de Batna et de Constantine, la ville est devenue depuis quelques années le passage obligé de tous les commerces. Il est bien loin le temps où Aïn M'lila n'était connue que pour ses brochettes. Maintenant, le commerce s'est développé à une allure vertigineuse, ce qui a fini par donner le tournis à ses responsables. « Pour une ville de 100 000 âmes, nous avons enregistré plus de 30 000 registres de commerce, sans compter l'informel qui tient aussi une place prépondérante, un secteur dont on s'est accommodé puisque selon nos calculs, chaque commerçant non enregistré fait travailler un minimum de trois personnes. Et dans une ville où le chômage flirte avec les 27% de la population active, tout emploi est bon à prendre en attendant que tous ces informels soient régularisés. Je vous ferai remarquer aussi que Aïn M'lila est l'une des rares communes, si ce n'est la seule de la wilaya, à faire rentrer de l'argent frais dans les caisses de l'Etat », nous dira encore le P/APC. Pour le visiteur qui n'a pas vu la ville de Larbi Ben mhidi depuis des années, la surprise sera grande. Car si les brochettes, ou du moins leur odeur, sont toujours là pour accueillir tout visiteur, que ce soit à l'entrée ou à la sortie de la ville, les magasins qui ont poussé comme des champignons bordent toutes les allées de la ville et proposent un commerce multiple qui va des ustensiles de cuisine aux dernières technologies des appareils de réception des programmes par satellite, en passant par une nuée de locaux spécialisés dans la pièce détachée pour auto, dont Aïn M'lila est maintenant la capitale. Farid est justement l'un de ces nombreux commerçants à tenir un magasin de pièces détachées, « spécialisé » dans une marque de voiture sud-est asiatique. Pour avoir son témoignage, il a fallu ramer et plusieurs de ses confrères contactés avant lui ont refusé de nous dire ce qui a fait que le commerce de la pièce détachée « explose » à Aïn M'lila. La fièvre du commerce « Ce que je vais vous dire est un secret de Polichinelle. La plupart des commerces de pièces détachées sont bâtis sur des fortunes douteuses. Plusieurs personnes ont profité de la dernière décennie pour faire du commerce d'armes et de drogues. Maintenant que l'Etat semble reprendre les choses en main, l'immense capital amassé ces dernières années a été orienté vers la pièce détachée ‘‘d'origine''. Car bien que les pièces aient l'air de sortir d'usines spécialisées, plus de 90% ne sont qu'imitation. Je vais peut-être vous surprendre mais je vous assure qu'une majorité de concessionnaires automobiles agréés vient s'approvisionner chez nous, notamment ceux de la voiture française, pour proposer ensuite à leurs clients de l'imitation à des prix exorbitants. Pour le reste, il y a la casse, de véritables cavernes d'Ali Baba, où vous trouverez tout ce qu'il faut pour votre voiture, camion ou remorque. Cette casse n'est malheureusement pas alimentée uniquement par la pièce des voitures accidentées. Les véhicules volés à Constantine, à Batna, en passant par Oum El Bouaghi et d'autres villes limitrophes atterrissent à Aïn M'lila, spécialement dans deux hangars hors de la ville connus de tous, et ignorés par tout le monde, où la voiture est maquillée et revendue ou carrément désossée et ses pièces dispatchées à travers quelques magasins de la ville. » Un constat apparemment sévère, mais qui illustre la fièvre du commerce qui s'est emparée de Aïn M'lila, et où les frontières du licite et de ce qui l'est moins se confondent pour n'en faire plus qu'une. C'est peut-être ce qui a fait que le destin d'une commune agropastorale soit transformé, par la force des choses, en une entité commerciale avec un embryon, prometteur il faut le dire, d'industrie. Le mérite revient sans conteste aux huileries Zinor qui commencent à concurrencer sérieusement Fleurial, les filtres pour voitures Safia, les marbreries Khentouche, et l'imprimerie Dar El Houda, pour accueillir dans un proche avenir une usine de batteries, toujours pour véhicules, une autre pour la transformation du sucre, du savon et une chocolaterie, sauf que tout cela risque de rester lettre morte si le PDAU n'est pas revu et corrigé, comme nous l'a expliqué le P/APC, un PDAU qui a fait que plusieurs lots destinés au secteur industriel soient encore en plan du fait de la complexité de l'appliquer. Le samedi et le mardi sont les journées du souk de la ville. Des milliers de personnes viennent des wilayas limitrophes espérant faire de bonnes affaires. On y vient même de la capitale. Ces souks, une manne financière pour l'APC, drainent d'énormes capitaux et tout se négocie et se vend en plein air et en liquide. Ici le chèque et les virements bancaires ne font pas partie du lexique local. « L'argent existe... » Maître Benzekri, la quarantaine, un notable de la ville, est le type même de la réussite à la m'lilie. Pas dans la pièce détachée ni dans l'électroménager, mais dans un secteur pratiquement inconnu à Aïn M'lila : les services, car celui qui a été aussi président de l'association sportive ASAM est notaire. Son siège au niveau de la cité des 100 Logements ferait rougir bien des directeurs d'entreprises huppées. Le marbre et d'autres matériaux nobles sont là pour témoigner du goût de notre hôte et surtout l'estime qu'il voue à ses clients, puisque ses salles d'attente n'ont rien à envier à n'importe quel salon du plus prestigieux des hôtels. Sa villa est là pour recevoir les doléances de ceux qui voudraient régler un problème de succession, d'héritage ou autres, et maître Benzekri est là pour conseiller tout ce beau monde. « A Aïn M'lila existe une volonté de fer, de faire décoller notre commune. L'argent existe en grande quantité, mais il n'y a pas d'opportunités réelles d'investissements. Le commerce est très développé, certes, mais avec tous les capitaux qui circulent, on pourrait avoir la zone d'activité la plus forte d'Algérie. » Malheureusement, ceux qui sont censés donner un coup de fouet pour booster les investisseurs ne le font pas et les impôts sont aussi là pour décourager le plus tenace des investisseurs. Il y a quelque part une volonté de laisser Aïn M'lila végéter, et pour le moment ces gens-là ont réussi au-delà de toute espérance. Dehors, il fait toujours lourd. C'est jour de souk. Le mardi. Tout se négocie à même le trottoir et une cohue indescriptible s'étend sur l'avenue principale de la ville. Se mêlant aux vendeurs « agréés », plusieurs dizaines de jeunes sont là, des téléphones portables à la main les proposant aux passants à des prix défiant toute concurrence. « La plupart de ces mobiles sont volés au niveau des grandes villes comme Batna ou Constantine, parfois à Aïn M'lila même », nous dira un ancien commerçant en électroménager reconverti depuis peu dans la friperie. « Et avec le temps, ces jeunes se sont créé un emplacement officiel en plein centre, à un jet de pierre du siège de la sûreté de daïra, sans que cela offusque les autorités. Par contre, on sanctionne le commerçant honnête si ses stands dépassent la limite de son commerce les jours de marché », nous dit-on encore. Malgré tous ces aléas, Aïn M'lila est loin d'être une commune déshéritée, malgré la justesse de son projet communal. Celle qui devait avoir un statut de wilaya et qui a été détrônée à la dernière minute par sa rivale de toujours, Oum El Bouaghi, bénéficie de l'eau H 24. Tous ses quartiers sont électrifiés, même s'il y a parfois des problèmes de surtension. L'OPOW qui devait voir le jour, il y a plusieurs années, sera inauguré prochainement en plus d'un complexe qui englobera entre autres une piscine ; la preuve qu'à Aïn M'lila on peut penser à d'autres choses que les brochettes ou les pièces détachées. Le volet culturel ne sera pas en reste puisqu'un complexe culturel verra le jour bientôt. Donc tout semble aller pour le mieux dans cette ville qui a vu pousser des palaces sur la route de Batna à une vitesse étonnante, preuve qu'à Aïn M'lila on peut manquer de tout sauf d'argent. Mais cela ne semble pas être l'avis des habitants d'El Fourchi, une petite localité qui jouxte Aïn M'lila, qui ont exprimé leur ras-le-bol face à la dégradation constante de leur cadre de vie, notamment l'absence de gaz naturel, une « denrée » promise depuis longtemps par les officiels, mais qui reste pour le moment une arlésienne. En allant vers Aïn Kercha, nous longeons une voie ferrée qui reliait la ville à Tébessa et servait de relais vers les grandes lignes ferroviaires du pays, surtout en ce qui concerne les mines d'El Ouenza. A l'arrêt depuis plusieurs années, malgré son importance stratégique, cette ligne a fait couler beaucoup d'encre et de salive, sans qu'aucune explication officielle vienne répondre aux nombreuses questions soulevées par toute une population. Il se dit, ici et là, de la réouverture imminente de cette ligne, sans qu'aucune partie officielle vienne confirmer ou infirmer la chose. Mais comme nous le dira un vieux marchand au souk : « la ville a ses règles propres à elle, des règles non écrites mais qui ont un poids autrement plus important que le ‘‘doustour''. C'est vrai qu'il se passe de drôles de choses chez nous, mais pas plus graves que ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir. La paix sociale à Aïn M'lila est à ce prix. Qu'on nous laisse travailler comme on a l'habitude de le faire, et qu'on lâche la bride à ces jeunes qui n'aspirent qu'à vivre décemment, mais qui espèrent s'enrichir rapidement. Aïn M'lila c'est tout cela, et ça ne changera pas de sitôt. »