Le 11 février 1996 est sans doute le jour le plus sombre de la presse. C'est une journée de Ramadhan qui égrène péniblement des heures plombées par la faim et la fatigue. On meuble son temps comme on peut. Il est 15h30 et dans les locaux du Soir d'Algérie, c'est l'heure du bouclage et des ultimes correctifs. Dehors, c'est l'heure de pointe pour les achats de la journée. Sur la rue Hassiba Ben Bouali, la circulation automobile est, comme à son habitude, très dense. C'est cette heure de grande affluence que choisissent des terroristes pour accomplir leur noir dessein. Dans cette insouciance générale et cette torpeur qui gagnent les esprits tenaillés par la faim, un fourgon bourré d'explosifs vient de stationner sur la rue Hassiba Ben Bouali, le long du mur jouxtant la maison de la presse. Une ancienne caserne où des locaux improbables ont été aménagés pour abriter des rédactions de journaux. Les occupants du fourgon de la mort quittent subrepticement les lieux. Quelques minutes plus tard, l'explosion qui retentit est si puissante qu'elle rase complètement les locaux du Soir d'Algérie. La Maison de la presse n'est plus qu'un champ de ruines fumant où errent des blessés, hagards, qui se demandent si la fin du monde ne vient pas d'arriver. Le souffle de la déflagration est si puissant que toutes les vitres du voisinage ont volé en éclats jusqu'au lointain siège de l'UGTA, la centrale syndicale algérienne. Sur la rue Hassiba, les morts et les blessés se comptent par dizaines parmi les passants et les automobilistes. Beaucoup de corps sont déchiquetés et les voitures ne sont plus que des amas de tôle tordue. En quelques secondes, des Algériens viennent encore de passer d'une scène de vie ordinaire à un spectacle d'apocalypse. A l'heure du bilan, on s'apercevra que le Soir d'Algérie a perdu trois de ses éléments. Son rédacteur en chef Allaoua Aït Mebarek, le chroniqueur Mohamed Dorban et Djamel Deraza qui animait les pages détente. Du jour au lendemain, le Soir d'Algérie n'existe plus. Il ne reste du journal qu'un tas de décombres et des journalistes complètement démoralisés, abattus par la perte de leurs amis et collègues. Fouad Boughanem, l'actuel directeur de publication du Soir d'Algérie, était au moment des faits à Paris. Il en parle : «Au départ, on refuse cette réalité. Tu refuses d'admettre que des gens puissent disparaître, que des gens sont morts. En plus, il était impossible d'avoir des infos à partir de Paris, les conditions de l'époque n'étant pas celles d'aujourd'hui», dit-il. Il fallait trouver le courage de rebâtir, de repartir à zéro. De remotiver l'équipe. «Il fallait ressortir le plus vite possible, comme une victoire symbolique sur ceux qui ont voulu notre mort, comme un défi. Il fallait le faire pour nos morts et aussi nos lecteurs», dit encore Fouad Boughanem. «On n'avait plus rien. Heureusement que la solidarité a joué à plein régime», se rappelle encore le directeur du Soir d'Algérie qui précise que c'est dans les locaux d'El Watan que le journal renaît de ses cendres. Fouad Boughanem balaie d'un revers de main les inélégances de confrères qui ont préféré regarder ailleurs au moment où son journal avait besoin d'un soutien. Il préfère ne retenir que les gestes d'aide et de solidarité, par ailleurs fort nombreux. Ahmed Ouyahia, le Premier ministre de l'époque est venu et a promis de reconstruire les locaux. 17 ans après cette macabre journée du 11 février 1996, le Soir d'Algérie est toujours debout, au même endroit, dans les mêmes locaux en bois.