Il y a 20 ans, Mahfoud Boucebci, un des fondateurs de la psychiatrie algérienne et protecteur des orphelins, des mères célibataires et de tous les exclus de la société, tombait sous plusieurs coups de couteau, assénés à l'entrée de l'hôpital Drid Hocine, où il exerçait en tant que médecin-chef. Le défunt faisait partie d'une longue liste d'intellectuels à abattre, triés en raison de leur disposition critique à l'égard de l'idéologie intégriste, et ouverte le 14 mars 1993, par Hafid Sanhadri, porte-parole du Comité national pour la sauvegarde de l'Algérie (CNSA), assassiné par balle devant son domicile à la cité Garidi (Alger). Deux jours plus tard, le 16 mars, c'était au tour du sociologue émérite, Djillali Liabès, ancien ministre sous le président Boudiaf, de tomber sous les balles assassines de phalanges de la mort alors dirigées par Djaâfar Al Afghani, qui avait déclaré dans une de ses publications : «Ceux qui nous combattent par la plume périront par le sabre.» Vingt-quatre heures plus tard, le docteur L'hadi Flici est lui aussi exécuté dans son cabinet à La Casbah. Le 22 mars, le défunt Abdelhak Benhamouda, alors secrétaire général de l'UGTA, appelle à une marche populaire pour dénoncer ces assassinats. Majoritairement des femmes, la manifestation draine plus d'un demi-million d'Algériens et se transforme en procès de l'islamisme. Le 17 mai, Omar Belhouchet, directeur d'El Watan, échappe à une tentative d'assassinat devant son domicile à Bab Ezzouar (Alger). Le 26 mai 1993, deux jeunes mettent un terme à la vie de Tahar Djaout, un grand journaliste écrivain et deux jours plus tard, le 15 juin, à 9h30, Mahfoud Boucebci, figure emblématique de la psychiatrie algérienne, reçoit plusieurs coups de couteau au moment où il attendait que le gardien de l'hôpital Drid Hocine, où il exerce, lève la barrière. Deux jeunes, à peine la vingtaine, se sont acharnés sur son corps, le laissant pour mort. Une semaine plus tard, le 22 juin, le sociologue M'hamed Boukhobza, qui avait travaillé avec Pierre Bourdieu, réputé pour ses recherches sur la disparition de la société pastorale en Algérie, subit le pire des sorts. Des jeunes se sont introduits dans son domicile au Télemly à Alger, avant de le ligoter lui, son épouse et sa fille. Isolé dans une pièce, il reçoit plusieurs coups de couteau avant que sa gorge ne soit tranchée. Une à une, les têtes pensantes de l'Algérie républicaine tombaient chaque jour. Mais Boucebci a si bien raison en disant, dans un de ses ouvrages, «Mourir, c'est vivre», parce que tout simplement, ces nombreux intellectuels fauchées par les hordes terroristes ne pourront être effacées de la mémoire collective. Leurs œuvres et leur lutte pour une Algérie meilleure seront toujours là pour nous rappeler qu'ils étaient les gardiens de cette Algérie plurielle. Agé de 56 ans, Boucebci avait consacré sa vie à la psychiatrie et à l'aide de tous les exclus de la société. Il se dévouait à tous ceux qui n'avaient pas la force de résister aux rudes épreuves de la vie en Algérie, entre autres les problèmes de logement, de chômage, de promiscuité, de déperdition scolaire, etc. Par son œuvre, il voulait armer ces milliers de jeunes en proie à l'exclusion, à la drogue, au sida et autres maux sociaux et aider les mères célibataires et des enfants abandonnés à surmonter leurs souffrances. Devenu une référence reconnue au niveau national et international, sa bibliographie comprend pas moins de 190 titres qui témoignent de la diversité de ses centres d'intérêt, entre 1966 et 1993. Il a formé plusieurs générations de psychiatres algériens et contribua à la création de plusieurs associations actives, à l'exemple de Parents d'enfants handicapés, Familles adoptives ou Planning familial. Une année après sa mort, la fondation Boucebci est née pour perpétuer sa démarche pluridisciplinaire et aussi perpétuer sa mémoire. Vingt ans après sa disparition, même s'il manque terriblement à la famille des psychiatres, le professeur reste, néanmoins, toujours vivant dans les esprits. Il est le symbole du sacrifice pour une Algérie debout.