une grande amie dont je ne peux visiter la Tunisie sans me rappeler d'elle ; elle s'appelait Awatif Ahmed, directrice de la radio tunisienne, femme généreuse, charmante et d'une grande intelligence ; assassinée, il y a quelques années, dans des conditions obscures, par un plombier crapuleux ; elle me disait cela : « Tu dois lire Dhafir Naji, c'est l'avenir même de la littérature tunisienne. » Sa remarque était tellement vive, ciblée et sincère que j'avais senti un grain d'exagération. Aujourd'hui, même si Awatif n'est plus là pour écouter ma réponse, je peux dire sans risque de me tromper, qu'elle avait raison. Pour ceux qui le connaissent moins, Dhafir Naji est l'un des écrivains tunisiens les plus en vue depuis quelques années. Né en 1966 à Gabès, il forme avec ceux de sa génération, une nouvelle sensibilité très attachée au réel d'une manière moins conformiste, à la recherche constante d'une poétique plus ancrée dans un présent imparfait et un avenir sans issus. A quarante ans, il a déjà à son actif plusieurs prix littéraires et surtout une œuvre littéraire qui fait parler d'elle en Tunisie et dans le monde arabe. Dans son travail d'artisan de mots, il va au delà des règles pré-établies et des interdits, crée son espace d'expression riche et ancré dans la tradition littéraire tunisienne initiée par l'incontournable fondateur du roman tunisien : Mahmoud el Messa'di et s'engouffre sans peur dans les dérives d'une modernité imparfaite fragile mais indispensable. Depuis 1992, avec la sortie de son premier recueil de nouvelles Le Labyrinthe (1992) et surtout de son premier roman l'archipel de la terreur (1992), Dhafir Naji s'est installé dans la cours des grands. Un style vivant, un langage tranchant qui nomme sans peur l'innommable, et fait de l'ancrage très profond dans la tradition narrative arabe, un atout littéraire. Avec Le bruissement du vent, sorti en 2001, Dhafir consolide sa place et devient du coup, une valeur littéraire tunisienne incontournable. Dans son troisième roman Le Gardien du temple (2003), le romancier reprend une thématique très chère à la littérature arabe, celle du pouvoir qu'il reprend dans plusieurs de ses écrits à son compte. Ce roman repose sur un vieux manuscrit intime qui dit le passé et le présent à partir d'une représentation littéraire qui frôle le mythe et la légende. Dans Les Choses (2006), dernier né de Dhafir Naji, il raconte tout simplement comment la vie peut basculer dans le néant pour devenir un rien, une chose sans âme et sans forme, à cause de l'égoïsme des hommes. Les Choses, un recueil de nouvelles ? Dhafir nous pose dès le départ un problème paratextuel, mettant comme indicateur générique : Textes, ce qui ne détermine nullement le genre. C'est d'ailleurs plus un roman en fragments qu'un simple recueil traditionnel. Les Choses nous renvoie à notre cruelle existence machiavélique, sans issue et sans rêves. Une vie morcelée, traversée par des récits de vie qui ne finissent pas de bousculer toutes nos assurances. Une gifle en plein visage ou un coup de poing en pleine gueule pour un réveil impossible. Dans ce roman en fragments s'entremêlent rêves et pertes de repères, vie absurde et mort injuste, courage sans finalité et lâcheté intraitable, les bonnes intentions à la pelle et les mauvaises sans retenue et triomphantes. Si j'avais à réintituler ce texte, je l'appellerai sans hésiter : Le livre des bonnes intentions et des grandes dérives (Kitâb an-Nawaya al-Haçana wa al-Kawarith al-Kubra). Dhafir Naji divise son livre en deux grandes parties et un intermède. La première partie intitulée des souhaits humbles englobe trois récits : 1- la fleur de l'âme, 2- incident dans un avion, 3- l'épouse du grand écrivain ; c'est la dérision noire et l'imprévisible qui constituent la dominante de ce fragment. Tous les rêves les plus élémentaires des hommes sont partis en fumée, même ceux d'être juste un être, grandir comme tout le monde, avoir des moustaches et aimer ou voyager par avion ou même devenir un écrivain. Personne n'arrivera à satisfaire les désirs de son enfance : Ahmed vieillira sans pouvoir aimer une femme quelconque, ni même réaliser un minimum humain. Il finira pendu dans la solitude et la vieillesse. La même destinée pour Mohammed ben Abdelghaffar qui rêvait depuis sa tendre enfance, de planer dans un avion. Le jour où il y mis ses pieds pour la première fois, c'est pour finir entre les mains de la police aérienne pour tentative terroriste contre les pilotes, alors qu'il s'apprêtait seulement à aller aux toilettes. Et puis cette jeune femme analphabète et pleine de volonté, qui décide un jour d'apprendre la langue afin d'être plus proche de son mari, le grand écrivain ; et qui découvre, dans la première lettre qu'elle déchiffre, le grand mensonge de son mari qui n'était qu'un appariteur au ministère de la culture. Dans l'intermède, el Mutanabbi ressuscité, Dhafir Naji fait un retour au siècle du grand poète assassiné dans une embuscade politico-crapuleuse, juste pour avoir vécu pleinement sa poésie. Le poète se réveille dans un Irak, proie à une guerre sans merci. Il sera tué une deuxième fois, sans d'ailleurs savoir pourquoi, par les soldats américains, victime de ses mots et de son courage inébranlable. Dans la deuxième partie, Quatre récits fantastiques : 1- Criminel très dangereux, 2- En attendant le communiqué quotidien, 3- Langage interdit, 4- Une requête très personnelle, les gens deviennent des poupées de faïence, des choses sans âmes et des abrutis. Naji noie son lecteur dans les abîmes d'une science-fiction tintée d'absurde. Les gens sont bien réglés, vidés de tout humanisme ; ils vont à leur travail et retournent à leurs demeures dans un mouvement machinal et mesuré. Ils ne sont que des chiffres, vivent dans des villes virtuelles, et sont gommés à n'importe quel moment. Cela rappelle fortement le mythique film The Wall et le roman de Georges Orwel : 1984 où toute la population est soumise au contrôle permanent du big brother. Les hommes dans Les Choses sont victimes d'un décervelage systématique. Une grande leçon pour le début d'un siècle qui s'annonce mal. Dhafir Naji, dans son écriture, traverse la réalité avec une caméra de mise en relief du genre de ce qu'on voit aujourd'hui, dans certaines salles hollywoodiennes, avec des lunettes adaptées ; quand une personne jette une pierre vers nous, on a l'impression qu'elle vient tout droit vers notre figure, et même si on est convaincu que c'est du cinéma, on ne peut éviter la direction de la pierre comme s'il s'agissait de la vérité. C'est exactement ça le travail de Dhafir Naji qui met en relief le mal social mais aussi la bonté des gens humbles face à une machine criminelle qui peut aujourd'hui porter comme nom : Médias, Etat, Pouvoir, Doctrine, Système, Administration, etc. Un labyrinthe qui n'a d'autres soucis que d'extraire l'humain et le remplacer par des réflexes mécaniques qui finissent toujours par faire de l'homme une simple chose. Malheureusement ou heureusement, peu importe, la chose est aussi imprévisible, capable de s'autodétruire et détruire sans regret aucun, tout ce qui s'érige dans son chemin.