Toute la splendeur de la langue persane, dit-on avec émerveillement et recueillement parmi les poètes et les linguistes, a élu domicile dans les 100 000 vers, ou les 60 000 distiques, pour reprendre un terme beaucoup plus technique, de la fameuse épopée, Shahname, du grand poète Firdoussi, (940-1020). Au même tire que L'Iliade, L'Odyssée, L'Enéide, Le Mahabharata, la geste de Rama la chanson des Nibelungen et autres grandes épopées, le Shahname, dit-on encore, se refait une jeunesse perpétuelle, grâce à la somptuosité stylistique et poétique de Firdoussi. Celui-ci n'avait pas d'égal dans la maîtrise de la langue persane. Cette jeunesse, pour ainsi dire, on la voit se prolonger, se ramifier à travers les différentes adaptations cinématographiques et théâtrales de cette même épopée et, bien sûr, dans le passage de celle-ci dans d'autres langues et formes artistiques et littéraires. C'est que l'homme, depuis qu'il existe, s'est toujours recherché sans pour autant jeter son dévolu, définitivement, sur une idée précise. Le foisonnement des systèmes philosophiques, la démultiplication des interprétations en font foi. La quête de l'absolu c'est à la fois son lieu de combat et son cheval de bataille. Chacune de ces épopées, ne raconte-t-elle pas une partie précise de l'histoire de l'homme, en tant qu'individu et de l'humanité, en général, dans sa longue traversée du fleuve de l'histoire ? Cependant, il se trouve que toute cette grandeur lyrique nous met, malgré nous, devant une espèce de fait accompli, à savoir que l'art et la politique n'ont jamais fait bon ménage depuis le commencement des temps. Firdoussi, racontent ses biographes, bien que riche et issu d'une grande famille persane, était à la recherche de la consécration, d'un « Nobel » politique et littéraire de son temps. Il voulait, pour son génie créateur, être reconnu comme le « shah in shah » de tous les poètes. Demandait-il la lune ? Eh bien, non. Un poète de son envergure était dans les normes. Qui pouvait donc lui décerner ce prix d'excellence sinon le sultan Mahmoud de la dynastie des Ghaznévides ? Celui-ci, occupé alors à renforcer les assises de son royaume dans la perse et dans toute l'Asie mineure, dut accéder à sa demande. Il le fit inviter en son palais pour donner lecture de son épopée. Toutefois, il ne jugea pas bon de rester sur place jusqu'à la fin du récital et notre poète, la mort dans l'âme, quitta les lieux. Avait-il commis un impair énorme en chantant la gloire de ses ancêtres persans, plutôt que celle des turcs dont Mahmoud était issu ? Firdoussi, disent encore certains de ses biographes, a pris la fuite sans oublier au passage, de bien brocarder le monarque Ghaznévide. Il trouva la mort en l'an 1020, dans un oubli total, mais, pour un certain temps seulement. Ce mariage d'intérêt n'a pas la vie longue. Il est même contre nature. C'est là l'erreur commune à tous ceux qui prétendent avoir quelque relation avec les choses de l'esprit. L'instruction, en elle-même, n'ouvre pas droit au statut d'intellectuel. L'intellectuel, il faut-il le dire encore, est celui qui produit des idées et les met en application au risque de sa propre vie. Et les intellectuels ne sont pas légion, surtout par les temps qui courent. Tout comme Firdoussi, mais sur un autre registre et dans une autre époque, Ludwig Van Beethoven, (1770-1827), devait, lui aussi, tomber dans le panneau. Son idéalisme démesuré lui joua un mauvais tour. En se précipitant à composer sa troisième symphonie en l'honneur de Bonaparte, son intention n'était guère de recevoir une quelconque reconnaissance de la part de ce dernier. En fait, le grand compositeur visait autre chose à travers la création artistique : une entente entre les Européens, ni plus ni moins ! Beethoven, aux yeux de qui Bonaparte était le produit du siècle des lumières, le grand libérateur, se sentit mortellement blessé le jour où il apprit que l'armée napoléonienne avait déferlé sur l'Autriche et campé dans les environs de Vienne, capitale universelle de la musique. Bonaparte, un ogre prêt à avaler toute l'Europe ! Le bruit des bottes, autrement dit, le prolongement de la politique, de la mauvaise, bien sûr, amena le compositeur génial, qui, de l'avis de tous ses biographes, était d'un tempérament violent accentué, de surcroît, par la surdité, à raturer toute sa partition comme pour marquer ses distances vis-à-vis de Bonaparte. Comme toute œuvre digne de cette appellation, la troisième symphonie est restée vivante depuis, en dépit des intentions premières que l'on prête à Beethoven. Sa cinquième symphonie, à titre d'exemple, n'a pas été composée pour Hitler, bien loin de là, cependant, celui-ci en faisait un usage personnel lors de la célébration de ses victoires éphémères entre 1939 et 1945. Cette symphonie est née bien avant tous les tyrans du XIXe et XXe siècles. Le malheureux Beethoven dut attendre une douzaine d'années pour assister à la déchéance et à la débâcle de Bonaparte à la bataille de Waterloo en 1815. Le feu et l'eau ne coexistent pas. Le pouvoir politique, en tant que tel, a ses propres idées. Même détenu par des gouvernants intelligents, il a pour défaut principal de recourir à la force des armes pour s'imposer. L'art, quant à lui, a pour qualité intrinsèque l'idéalisme. Ses adeptes ne sont pas légion et le moindre faux pas de la part des hommes de lettres et des différents créateurs le plonge dans des profondeurs abyssales.