- A quelles fins vous rendez-vous ce mardi à Alger ? Y a-t-il des domaines particuliers où la coopération bilatérale trouverait tout son sens ? A l'occasion de la visite du président Hollande, au mois de décembre, la France et l'Algérie ont exprimé la volonté conjointe d'«ouvrir un nouveau chapitre de leurs relations» et de placer les enjeux d'éducation et de formation au cœur de notre coopération. Réduire les inégalités de réussite scolaire, mieux former nos enseignants, lutter contre le décrochage, améliorer l'insertion professionnelle des jeunes… sont des défis cruciaux, en Algérie comme en France. Je me rends donc aujourd'hui à Alger pour donner, avec mes homologues algériens chargés de l'éducation nationale et de la formation et de l'enseignement professionnels, MM. Baba Ahmed et Mebarki, un nouvel élan à notre coopération éducative. Des thèmes très précis ont été identifiés et nous allons à présent définir les modalités concrètes de notre coopération. Je crois, par exemple, que la France peut participer aux efforts de l'Algérie pour rapprocher ses filières professionnelles du monde économique et former les techniciens dont elle a besoin pour diversifier son économie. Des partenariats avec des entreprises peuvent être noués en ce sens.
- Un volet du projet de refondation du système éducatif dont vous avez la charge porte sur la coopération internationale. Je cite : «Cette coopération sera intensifiée avec des pays et des régions présentant un intérêt particulier pour la France, notamment ceux du Maghreb et les grands pays émergents comme le Brésil, l'Inde et la Chine». Pourquoi plus précisément ce choix ?
L'Europe et la rive sud de la Méditerranée, la France et l'Algérie en particulier, partagent une histoire riche et complexe. Mais plus encore, elles sont liées par une communauté de destin : ce n'est qu'ensemble qu'elles pourront relever les défis – économiques, géostratégiques, environnementaux… – qu'elles doivent affronter. C'est pourquoi le dialogue et la coopération entre nos pays sont si importants et doivent sans cesse s'intensifier ; dans le domaine de l'éducation en particulier puisqu'il s'agit là des jeunes, donc de l'avenir de nos pays. La France a développé une coopération très riche avec ses voisins européens – nos élèves et nos enseignants communiquent, nos experts travaillent ensemble, nous délivrons des diplômes communs... Nous devons développer des liens du même type entre nos systèmes éducatifs pour contribuer à rapprocher nos jeunesses.
- Alors que la France traverse une crise économique et sociale aiguë, l'école est érigée en priorité du quinquennat du président Hollande. Qu'est-ce qui justifie cette priorité ?
C'est précisément la crise qui rend indispensable la refondation de notre école. Le gouvernement précédent nous a légué une dette publique et une dette éducative. Notre pays a besoin d'un redressement économique, d'un redressement des comptes publics, mais aussi d'un redressement intellectuel. Pour cette raison, il fallait remettre des moyens dans l'école : nous créons donc 60 000 postes supplémentaires. Mais nous devons aussi réformer notre système éducatif pour le rendre plus juste, car aujourd'hui il reproduit trop souvent les inégalités sociales. Et si nous voulons retrouver de la compétitivité, il est essentiel que notre population soit bien formée aux enjeux et aux métiers de l'économie de demain.
- Quels sont les principaux axes de la refondation du système éducatif qui semble très ambitieuse ?
Vous avez raison de dire qu'elle est ambitieuse. Si nous parlons de refondation, c'est parce que nous avons fait un diagnostic très clair et partagé par tous : les problèmes de notre système scolaire viennent des premières années, dans lesquelles nous investissons moins que les autres pays ; et ils ont été aggravés par la suppression de la formation initiale des enseignants, décidée par mon prédécesseur. Donc nous agissons sur les fondements. Nous bâtissons une formation vraiment professionnalisante pour que les enseignants puissent entrer progressivement dans leur métier. Nous donnons la priorité à l'école primaire, pour une meilleure acquisition des savoirs fondamentaux, comme lire, écrire ou compter ; nous mettons en place des nouveaux rythmes scolaires, car la journée des élèves français était trop chargée pour qu'ils puissent apprendre dans de bonnes conditions. Et nous innovons, en faisant entrer l'école dans l'ère du numérique. C'est un outil extraordinaire pour apprendre, et nous devons aussi expliquer aux enfants qu'il faut se servir d'internet avec discernement.
- La refondation du système éducatif n'est-ce pas aussi une refondation des mentalités et des représentations sociales sur la réussite scolaire et le diplôme universitaire ?
Nous sommes en train de faire progresser l'idée qu'il y a plusieurs façons de réussir, que chacune des filières d'enseignement peut être un lieu d'excellence. Le baccalauréat professionnel, par exemple, est un très bon vecteur d'insertion professionnelle. Surtout, nous voulons développer les passerelles entre les filières, pour que les élèves n'aient pas le sentiment d'être enfermés dans des parcours que, parfois, ils n'ont même pas choisis. C'est pour cela que nous allons favoriser l'accès des bacheliers professionnels aux instituts universitaires de technologie et des bacheliers technologiques aux BTS (brevets de techniciens supérieurs).
- Il y a justement peu de lien entre l'école et le monde économique. Comment comptez-vous amener les entreprises à investir davantage dans l'éducation et l'apprentissage ?
Je ne sais pas si c'est d'abord un problème d'investissement. Il y a en France une histoire de l'école de la République, qui fait qu'elle s'est construite comme un sanctuaire, comme un monde qui devait mettre les enfants à l'écart des influences sociales – de l'influence des religions, bien entendu, c'est le principe de la laïcité, mais aussi de l'influence du monde de l'argent. De cette histoire, il reste une étrangeté réciproque de ces deux mondes, parfois même une forme de méfiance. Nous créons deux dispositifs qui doivent les rapprocher, sans pour autant subordonner l'école aux entreprises. D'une part, nous proposons aux élèves un parcours individuel d'information, d'orientation et de découverte du monde économique, de la 6e à la 3e, qui fera appel à des intervenants du monde de l'entreprise, mais aussi de l'économie sociale et solidaire. D'autre part, nous créons le «Conseil national éducation-économie», pour que les acteurs économiques aident l'éducation nationale à construire les formations professionnelles dont notre pays aura besoin dans les décennies qui viennent – je pense aux filières écologiques, aux technologies numériques…
- Quelles sont les mesures envisagées en faveur des zones défavorisées afin de les mettre à égalité de moyens, d'encadrement et de qualité avec les villes mieux nanties ?
L'école française est aujourd'hui inégalitaire ; elle reproduit et parfois même accentue les déterminismes sociaux. Malgré notre modèle républicain, les comparaisons internationales montrent que nous faisons moins bien que nos voisins sur cette question essentielle. Le constat est cruel. Nous devons le prendre en compte pour réagir. Nous savons que c'est dès le plus jeune âge que s'installe la difficulté scolaire. C'est pourquoi, dans le cadre de la priorité que nous donnons à l'enseignement primaire, nous allons mettre l'accent sur les secteurs qui connaissent le plus de situations d'échec. Un élève ne peut réussir au collège et au lycée s'il n'a pas acquis dès le primaire les savoirs fondamentaux. Pour cela nous allons d'abord développer la scolarisation précoce dans les quartiers défavorisés. Et nous allons installer «plus de maîtres que de classes» dans ces mêmes secteurs. Ce second maître sera là, pendant le temps de classe, pour aider les élèves qui ont du mal à suivre ; il pourra réexpliquer la leçon, la reformuler. C'est un système innovant qui a fait ses preuves là où il a été expérimenté ; nous en attendons beaucoup.
- Alors qu'on assiste dans la société française à des crispations identitaires et à une montée inquiétante de l'extrême droite avec leurs corollaires de rejet, de vexations et de stigmatisation, l'apprentissage du vivre-ensemble, de la tolérance, de la citoyenneté sera-t-il renforcé dans le cursus scolaire ?
C'est à l'école que se forme la société de demain. Elle doit être le lieu où les enfants de France se mélangent, se rencontrent, apprennent à vivre ensemble. Mais la liberté, dans la collectivité, suppose des règles. Et l'école française a pour mission, depuis qu'elle existe, de transmettre les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité. J'ai donc demandé que soit dispensé à tous les élèves, du primaire à la terminale, un enseignement moral et civique. Il leur donnera des outils pour comprendre le monde, pour construire leur propre autonomie de jugement. Il s'agira de faire connaître et de faire comprendre aux élèves les valeurs morales qui sont impliquées dans le projet républicain (la dignité, le respect, l'égalité, l'esprit de justice et de solidarité), et de leur donner l'occasion de s'engager concrètement pour ces valeurs. La communauté nationale, en France, ne s'est pas construite sur le socle d'une «identité» ethnique, mais sur le partage de certaines valeurs. Ce sont précisément ces valeurs qu'il nous faut rappeler aujourd'hui.