Un romancier algérien à cette rencontre biennale qui s'achève toujours par un match de foot… La 26e édition de la Réunion internationale des écrivains, qui se tient à Lahti, en Finlande, tous les deux ans depuis 1963, et, cette année, du 15 au 19 juin, a eu pour thème : «Les murs qui s'écroulent» (Breakink walls). La réunion a regroupé une trentaine d'auteurs finlandais et 23 écrivains étrangers dont j'ai eu le privilège de faire partie. Le thème était soutenu par une problématique qui apparaît à première vue d'une trivialité confondante, mais qui s'avère éminemment contemporaine, tant les déchirements du monde sont nombreux et les murs qu'on érige çà et là, tout aussi nombreux. Qu'on en juge : «Les problèmes exigent des réponses et les réponses des questions. Si les attitudes se durcissent, les armes parlent et chacun érige des murs autour de lui. Où se trouve la littérature dans cette équation ? Le mur le plus haut serait-il à l'intérieur de l'écrivain lui-même, ou bien la littérature est elle-même un mur protecteur ? Que se passe-t-il alors lorsque les murs s'écroulent ?» Sur ces questions centrales, des débats d'une rare intensité, souvent passionnés, mais empreints d'urbanité, ont vogué parfois sur le fil du rasoir, à la limite de ruptures jamais atteintes cependant. Durant trois jours d'une richesse et d'une douceur infinies, servies par des hôtes d'une chaleur et d'une hospitalité tranchant avec les poncifs, ces débats étaient menés de main de maître par une philosophe historienne des cultures au charme exquis, secondée par un jeune poète plein d'esprit et d'allant. Les Finlandais, chaleureusement froids ? L'oxymore était saisissant en la matière.Marchant sur les pas lointains de Mohamed Dib et ceux, plus récents, de Yasmina Khadra, invité de cette réunion il y a quatre ans, j'abordais à mon tour la Finlande comme un bout du monde, là où vous happent aussitôt les souffles glacés du Septentrion. Mais heureusement pour moi, le temps était d'humeur plutôt enjouée. Comme partout ailleurs sur la planète, l'été était aussi aux abonnés absents en ce mois de juin. Barbouillée d'une lumière pâlotte, une légère bruine faisait miroiter les toits et les pavés d'Helsinki, comme si le mauvais temps ne voulait pas lâcher prise, s'incrustant entre printemps et été pour les confondre avec sa mine grise. Le cœur de la ville grouillait de monde pourtant. Mais cette impression disparut aussitôt à la vue de boulevards impeccablement assaillis et un trafic automobile réglé comme du papier à musique. Pas l'ombre de la casquette du moindre flic et Helsinki, qui compte à peine un demi-million d'âmes, donnait l'image rassurante d'une ville affairée, bourdonnant comme une ruche, où des abeilles industrieuses et appliquées vaquaient à leur efficace besogne. Au premier regard, la carte de la Finlande pourrait suggérer une femme agenouillée, comme en une prière, la tête levée vers le Nord, là où naissent, fugaces, les aurores boréales. Un regard plus grivois la verrait plutôt en danseuse gitane, Esméralda offrant ses courbes et déhanchements à la caresse du soleil et des regards. Pour les Finlandais, elle est Suomi, la bien nommée, leur terre qu'ils entretiennent comme une bien-aimée et qui se pare à leurs yeux de ses plus beaux atours, des cent nuances du blanc lorsqu'arrive l'hiver et des mille tonalités de l'ocre quand vient l'automne. Et Suomi devient encore plus désirable lorsque se lève sur elle l'été, ses senteurs de pin, le miroitement des lacs, ses verts étourdissants et son interminable solstice. Un été court mais bienfaisant, précieusement rare, qui enveloppe le pays de ses chaleurs et l'entraîne avec lui, bien après minuit, jusqu'aux premières pointes de l'aube, dans un suave ballet amoureux, prélude aux grandes noces de l'or et du jade. Une terre rare aussi que la Finlande, tant les forêts, et les lacs surtout, occupent la plus grande partie de son territoire. Mais une terre sanctifiée, amoureusement entretenue par cinq millions de petites mains, tricotée comme une broderie fine dont chaque point de croix et chaque arabesque disent ses chemins, villages et jardins et chantent tout l'amour et la fierté qu'ont les Finlandais pour leur pays. Une patrie pétrie de leurs talents, célébrée avec ferveur par le premier d'entre eux, Johan Christian Sibelius, chantre de l'âme finlandaise rendue magistralement dans son grand œuvre, Finlandia, hymne à la gloire de son grand petit pays que les tsars russes voulurent en Grand-Duché vassalisé, mais dont les Finlandais défendirent, à corps et à cœur, l'indépendance et la liberté. La route vers Lahti, lieu de notre retraite, à une centaine de kilomètres d'Helsinki, creusait son chemin entre lacs et forêts, berceaux de mythes et de légendes, royaumes de souverains démiurges et protéiformes, paradis de fées, d'elfes et de farfadets. Le panthéon poétique des Finlandais, propice à leur exalter l'âme et à réchauffer leur cœur pendant l'interminable hiver des contrées glacées du Grand Nord. Une cosmogonie magique, narrée depuis des temps immémoriaux et consignée dans le Kalevala, grand livre des mythes fondateurs de l'identité finnoise, épopée lyrique d'ancêtres réels ou imaginaires, Iliade en vingt-trois mille vers chantant la gloire des aïeux et la fierté de leurs épigones. A peine étions-nous arrivés que déjà nous étions conviés à «ouvrir les hostilités» séance tenante. Les questions étaient à la mesure du thème débattu. La place de l'écrivain dans sa société et devant la feuille blanche ? L'écrivain doit-il s'engager pour briser les murs ou bien doit-il seulement s'évertuer à n'en pas ériger lui-même ? Doit-il être un intellectuel organique, un idiot utile au service de systèmes de pouvoir ou bien un électron libre, de ton et de plume, au service de sa société ? Ou bien n'est-il in fine qu'un être humain en proie à ses propres démons et qui a besoin pour les conjurer, de les libérer de son encrier ? Questions battues et rebattues depuis que les Mésopotamiens inventèrent l'écriture, les Grecs la philosophie et les Amazighs la liberté, mais qui continuent à se poser à l'écrivain avec la même angoisse mais aussi la même détermination à dire la condition humaine, sa condition. Une vraie tour de Babel que cette Réunion internationale des écrivains de Lahti : des Finlandais ne parlant que finnois, un Iranien néerlandophone, une Albanaise italophone, une Galicienne hispanophone, une Israélienne anglophone, une Azerbaïdjanaise germanophone, un Algérien francophone, un Danois suédophone, un Lituanien russophone et bien d'autres, tous obligeamment conviés à se faire traduire leur verbe dans cette lingua franca imposée par les Anglais à l'humanité. Pourtant, cet espéranto mondialisé qu'est devenu l'anglais servit à merveille les controverses et les logomachies les plus fines et permit aux enfants de Noé de s'écouter et de s'entendre. Les joutes prirent fin le premier jour sur la promesse qu'elles allaient être encore plus enflammées au cours des jours à venir. Au dehors, le soleil continuait à embraser l'horizon en attendant l'avènement de son jour le plus long : le solstice du 21 juin. Sans se presser, il semblait siroter tranquillement son Tequila Sunrise et observer les Finlandais faire provision de sa lumière, pour les longueurs hivernales. Là le jour ne devait rien à la nuit. Il s'amusait plutôt à la tenir à distance le plus longtemps, les dieux nordiques lui donnant enfin l'occasion si rare de faire le beau, de jouer les prolongations plus que de coutume et de se laisser caresser par la peau blanche des Finlandaises. L'été ! Une histoire d'amour brève et singulière entre un peuple et le soleil. Une ode à la vie et à la bonne humeur chantée en chœur à sa gloire. Il faut voir les Finlandais se dorer, changeant de position pour engranger dans chaque cellule de leur peau l'apaisante morsure du soleil, comme s'il allait bientôt s'éteindre à jamais. De vrais tournesols, adorateurs du grand disque doré dont les courtes apparitions sont saluées par un rituel digne des Incas. Après les choses de l'esprit et pour qu'exultent les corps, au bord du lac et à minuit, place au traditionnel match de football entre auteurs finlandais et ceux du reste du monde. Le reste du monde, expression réductrice d'une formation hétéroclite, improvisée sur le tas et investie de la lourde tâche de battre ses hôtes chez eux. Nous mîmes tant d'ardeur dans l'effort – nous les restes-du-monde –, que l'équipe adverse se mit un instant à douter, à chanceler même, puisque quelques minutes avant la fin de la première mi-temps, nous menions par 3 buts à 2. Le but en lob que je me suis vanté, devant la galerie adverse, d'avoir marqué à la brésilienne, ou plus modestement à la sétifienne, et que ma jambe droite était allée chercher dans sa brumeuse mémoire, fut vite neutralisé par l'égalisation finlandaise. La joie de notre camp fut éphémère et la partie s'acheva pour nous dans l'amertume des défaites épiques, étrillés par 6 buts à 3. En raison de notre manque de cohésion, et de l'âge pour moi, la deuxième mi-temps fut assurément de trop. L'équipe finlandaise pavoisa longtemps et le journal en ligne de l'association organisatrice ne manqua pas de titrer le lendemain, avec grandiloquence : «La Finlande écrase le reste du monde» ! Il était près de deux heures du matin et le soleil de minuit continuait à narguer les ténèbres. Dans une espèce d'aube fausse, la troupe de joyeux drilles, vainqueurs et vaincus mêlés, se retrouva naturellement au sauna, immanquable grande tradition finlandaise.