S'il est une ligne rouge qui traverse toute l'histoire de l'humanité et la découvre dans toute sa cruauté, c'est bien celle, sanglante, de la chasse. La chasse d'une catégorie d'hommes par d'autres hommes. Une catégorie qui change selon les époques, mais qui reste toujours présente dans toutes les sociétés. C'est ce que démontre, dans un livre décisif et terrible, Les chasses à l'homme, un philosophe, Grégoire Chamayou, chercheur à l'Institut Max Planck, à Berlin. Citant tous ceux qui, depuis la Grèce antique, ont été et sont encore victimes de ces chasses — esclaves, hérétiques, Indiens, Noirs, juifs, étrangers, pauvres, ouvriers, clandestins —, l'ouvrage de G. Chamayou analyse, et c'est son intérêt principal, les justifications que les sociétés, par philosophes et savants interposés, ont donné et donnent encore de ces chasses qui s'achèvent le plus souvent par la mise à mort, physique ou sociale, des groupes poursuivis. L'une des premières justifications de ces chasses réside, pour les Grecs, dans la «nature» de ceux qu'ils réduisent en esclavage. Il y a pour Aristote deux sortes d'hommes : ceux qui commandent et ceux qui sont nés pour être commandés. Sont esclaves «ceux qui sont aussi éloignés des autres hommes qu'un corps l'est d'une âme et une bête sauvage d'un homme». Mais comme ils sont toujours tentés de se révolter et forment, selon l'expression de Platon, «un bétail incommode», il faut continuellement recourir à la force pour les maintenir en sujétion. C'est une autre justification que les catholiques, à l'époque de l'Inquisition, donnent de leurs chasses aux «hérétiques» : c'est parce qu'ils défient Dieu en refusant de reconnaître le pouvoir du Pape qu'ils doivent être «ôtés du monde par la mort», comme le prescrit Saint Thomas. A la même époque, c'est en prétextant l'infériorité de certaines races que les Européens justifient les chasses aux Indiens et aux Noirs, qu'ils poursuivront pendant quatre siècles. La chasse aux Indiens, «chasse d'asservissement et d'abattage, et qui permit une activité économique de grande envergure», précise Grégoire Chamayou, était aussi «un plaisir et un passe-temps». Des villes entières s'y consacrèrent, qui formèrent des chasseurs et des chiens pour «descendre des Indiens». Lorsqu'ils rapportaient aux autorités les mains coupées de leurs victimes, les colons recevaient une prime. Fiers de leur butin, les Espagnols justifiaient leur activité en citant, outre les philosophes grecs, un philosophe anglais, Bacon, et un lettré espagnol, Juan Ginés de Sépulveda : «Les Indiens sont des gens barbares et inhumains, étrangers à la vie civile et aux coutumes pacifiques». S'ils refusent «la civilisation», «elle pourra leur être imposée par la force des armes et cette guerre sera juste selon le droit naturel». Une humanité imparfaite, une race inférieure : ce sont d'autres raisons que les Etats invoquèrent pour justifier les chasses aux pauvres dans l'Europe du XVIIe siècle. Certes, l'idée était bien que tous ces malheureux qui erraient dans les villes avaient, de nature, quelques tares, mais leur poursuite et leur enfermement s'expliquaient, officiellement, par leur pouvoir de nuisance : ils volaient et détroussaient les gens de bien. De surcroît, ils risquaient de répandre la peste et de contaminer des cités entières. Les pouvoirs décidèrent donc de les capturer et de les enfermer dans des hôpitaux et des hospices créés à cet effet, et de les faire travailler. Chaque ville, chaque institution, se dotait de «chasseurs de gueux et de coquins», l'Eglise avait les siens et ses «chasse-pauvres» veillaient à ce que les églises n'hébergent pas les malheureux qui y cherchaient refuge. Cette concentration de pauvres, mal nourris, mal logés et corvéables à merci préfigure, constate Grégoire Chamayou, la naissance du prolétariat : «Ce qui se jouait dans le travail forcé des gueux, c'était la formation physique et morale de ce qui était appelé à devenir le salariat». Un salariat qui, tout au long des XIXe et XXe siècles n'hésita pas à se révolter contre sa condition et déclencha, en représailles, de nombreuses chasses aux ouvriers. L'armée s'associa à la police pour mater leurs révoltes. La «Semaine sanglante», durant la Commune, fit des centaines de morts. La troupe poursuivit jusque dans les égouts de Paris ceux qui avaient fui la répression sauvage conduite par des généraux qui avaient massacré en Algérie des milliers de résistants. Si les pogroms, en Europe, sont aujourd'hui plus rares (en 1893, des centaines d'Italiens furent massacrés à Aigues-Mortes ; en 1938, des milliers de juifs, lors de la Nuit de cristal organisée par les nazis), les chasses elles-mêmes continuent et sous de multiples formes : multiplication des contrôles au faciès, expulsions, emprisonnements, exclusion sociale de clandestins, condamnés à s'inclure sans aucun droit dans un prolétariat au rabais… Le tout, sous prétexte de sauvegarder l'«identité nationale» et de protéger les citoyens des «gredins et des gueux» à la peau basanée qui viennent «manger leur pain», menacent leur vie et les dépouillent de leurs biens. Droits de l'homme, liberté, démocratie : on peut évidemment en rêver, se battre pour, mais dans l'immédiat, quelle société ne fait pas de la vie de la plupart de ses membres un cauchemar ?