Cette voûte céleste sous laquelle nous errons, je la compare à une lanterne magique, dont le soleil est lampe. Et le monde est le rideau où passent nos images. » Cette phrase attribuée à Omar Kheyyam aurait pu être leur devise, eux qui naquirent au XIXe siècle et eurent en commun le même destin : l'usage de cette lanterne magique, cet objet noir, froid et métallique qui se révélera bien plus tard la source de tant d'émotion collective. Eux, ce sont deux Méditerranéens aux itinéraires croisés. Le premier, Félix Mesguich, vit le jour en 1871, le second, Tahar Hannache, quelques années plus tard à Constantine ; la naissance de l'un coïncide donc avec le début de la révolte des frères Mokrani contre les projets de confiscation des terres et celle de Hannache avec la loi qui accorde la nationalité française à tous les descendants d'Européens présents en Algérie, mais refusée aux musulmans. Naturellement, l'Algérois va vivre « dans son pays » et le Constantinois doit émigrer à Lyon, plus précisément, ville où se rendit F. Mesguich, une semaine après la séance historique du Grand Café où fut projeté le premier film de l'histoire du cinéma. Il serait plus juste d'écrire les débuts du cinématographe, car à l'aube du siècle de fer, l'image en mouvement n'est qu'à ses premiers balbutiements et, fait notoire, dès 1896, le ciel d'Alger attire déjà ce qu'on appelle les chasseurs d'images. Ils viennent prendre la relève des dizaines de photographes européens qui ne feront qu'accumuler des clichés d'un pays transformé en terre de Cocagne : voici les venelles siciliennes de La Casbah qui serpentent vers la mer, la mauresque lascive inclinée sur un jet d'eau, au fond d'un jardin, des yaouleds hilares et des cheikhs enturbannés fumant le narguilé et bien entendu l'inévitable rue de la Pêcherie, peinte initialement par William Wyld (1806/1884), ensuite mille fois fixée sur verre et argent pour être vendue sous forme de carte postale, noir et blanc, colorisée, sépia, plutôt mat que brillant et déclinée selon plusieurs légendes : mosquée de la Pêcherie, rue de la Marine, Place du Duc d'Orléans ou consulat d'Angleterre... C'était le temps béni des images travesties. Images reprises par les premiers chasseurs de vues, à leur tête F. Mesguich qui devient l'un des plus célèbres opérateurs de la société des frères Lumière. En fait, la première agence spécialisée dans la collecte de courts métrages, sa mission : sillonner tous les continents et réaliser des reportages, en constituer un catalogue et les projeter dans des cafés ou dans des baraques foraines. C'est lors d'une projection similaire que T. Hannache découvre sa vocation. Elle ne tarde pas à se dessiner, sous la forme d'une participation en tant que figurant dans un film tourné en France. Doué, maîtrisant la langue de Voltaire, il apprend les rudiments du métier et s'affirme comme opérateur des... plus grands réalisateurs de la moitié du XIXe siècle. Tandis que l'Algérois filme des scènes pittoresques où domine la couleur locale de sa ville natale, le Constantinois compose des cadrages esthétiques pour le compte, tenez-vous bien, de Renoir, A.Gance, M. Pagnol, J. Feyder, Rex Ingram et F. Lang. On doit au premier des bandes de 16 mm disponibles à la cinémathèque algérienne. Elles portent des titres conformes à l'air du temps : ânes, marche arabe, Bab Azzoun, port, déchargement, Tlemcen. Après la grande guerre, il devient directeur d'un laboratoire de développement et de tirage de films ; il meurt en 1949 en laissant un livre de souvenirs : Tours de manivelle. Au lendemain du 8 novembre 1942, T. Hannache est correspondant de guerre pour le compte des alliés débarqués en Afrique du Nord ajoutant ainsi une nouvelle corde à son arc, lui qui fut tour à tour figurant, comédien et réalisateur des Plongeurs du désert, un remarquable documentaire de fiction consacré aux puisatiers du Sud, ces hommes qui risquent leur vie en creusant des galeries souterraines pour s'alimenter en eau. Au générique de ce film Momo, comédien, Iguerbouchen, compositeur et Djamel Chanderli, cadreur. Année de production 1953 ; il achève sa carrière à l'ORTF et à la RTA en transmettant son savoir-faire aux premiers techniciens de l'Algérie indépendante dont El Hadj Abderrahmane auquel il suggère l'adoption de l'accent jijelli dans la composition du personnage de l'inspecteur Tahar. Il décède au début des années1970. A la dure époque où Gérard Philippe chantait dans un film : « Qu'il était beau d'avoir vingt ans Quand clairon sonnant Tambour battant, nous allions Pacifier l'Algérie... » Le Constantinois demeure l'unique technicien algérien dans l'histoire du cinéma à avoir affirmé son talent devant et derrière la caméra, cette lanterna magica. Et comme nul n'est prophète dans son pays, aucun ministre de la Culture ne connaît son nom et aucun établissement ne le porte, sauf, peut-être « cette voûte céleste sous laquelle nous errons ».