José Lanzini est parti sur les traces de l'écrivain retraçant en détail son parcours humain et littéraire. Nous fêtons cette année le centenaire de la naissance de Mouloud Feraoun. Cet écrivain algérien reste toujours l'un des auteurs les plus lus en Algérie, cinquante-et-un après sa mort. Son œuvre ne cesse de conquérir de nouveaux lecteurs et de susciter l'intérêt des études universitaires. Toutefois, côté biographique, les ouvrages restent insuffisants par rapport à son aura. On peut citer un qui fait autorité, celui de Marie-Hélène Chèze qui s'intitule Mouloud Feraoun, la voix et le silence, publié aux éditions du Seuil en 1982. José Lenzini, natif d'Algérie, vient de réparer certains oublis avec son récent essai, Mouloud Feraoun, Un écrivain engagé, qui vient de sortir aux éditions Solin et Actes-Sud. Dans cette biographie très exhaustive, l'essayiste place le parcours de feu Feraoun dans sa perspective historique et sociologique. Un essai remarquable par la densité des analyses et la qualité des témoignages. Un essai qui démontre que Mouloud Feraoun a agi sur l'histoire, tout en gardant sa lucidité, échappant aux sirènes tentatrices et aux processions collectives. Dès le départ, on découvre un Feraoun curieux et attentif à son environnement naturel dans une Kabylie profondément marquée par la colonisation. L'épopée d'El Mokrani, héros de l'insurrection de 1871, est encore vivace dans les mémoires. Les expropriations n'ont fait que renforcer l'amour de l'Algérien pour sa terre. La naissance du futur écrivain, le 8 mars 1913, à près de cinquante ans de cet épisode héroïque d'un peuple violenté par la brutalité de la pacification coloniale, ne fait pas perdre à l'événement son actualité. Feraoun grandit dans l'évocation des sacrifices et des souffrances d'un peuple qui forge la conscience de l'homme. Comme partout, la gravité de la situation n'exclut pas l'insouciance des enfants et le petit Mouloud, garçon unique dans une famille où la progéniture féminine domine, en profite pour recevoir le plein d'affection. Il est aussi fasciné par le travail artisanal de ses tantes. L'argile et sa transformation deviennent pour lui un autre centre d'intérêt qui prépare dans son imaginaire l'agencement des mots en belles histoires à raconter. Mais, un jour le père met fin aux séquences interminables de jeu en le faisant entrer à l'école. La rencontre de l'univers scolaire le déconcerte et le déstabilise. Il est même en délicatesse les premiers temps avec l'apprentissage et semble ne pas être en accord avec ce qui s'y dit. Comme dira son enseignant : «Il n'est pas soucieux des notes qui ne sont pas à la hauteur de ses véritables capacités». Les livres de l'époque le captivent par leurs illustrations et le poussent à s'intéresser à la lecture qui devient une passion dévorante. Mouloud Feraoun, petit à petit, devient un élève studieux et brillant, tout en gardant un œil attentif, comme nous le disions plus haut, sur son environnement. Il ne cesse de tailler des roseaux pour fabriquer des flûtes et perpétuer à travers la musique les épopées légendaires et les airs de la Kabylie. La réussite au concours des bourses nationales lui crée des problèmes, car il doit se débrouiller pour trouver un logement à Tizi Ouzou avec de maigres deniers. Son petit camarade, Azir, arrive comme un «deus-ex-machina» pour lui proposer de loger avec lui dans un foyer pour jeunes algériens créé par le pasteur Albert Rolland. Dans cette atmosphère religieuse qui sent le prosélytisme à mille lieues, Feraoun s'amuse beaucoup car son esprit rationnel reprend le dessus comme il le souligne dans son roman, Le fils du pauvre, en écrivant : «S'ils habitaient chez le missionnaire c'était pour leur permettre de travailler dans de bonnes conditions». Ce logement et les commodités qu'il offre à Feraoun lui donnent aussi la possibilité de partager sa bourse qui s'élevait à 180 francs de l'époque avec sa famille. Cette étape du collège à Tizi Ouzou est formatrice à plus d'un titre. Avec le père Rolland, il s'initie au scoutisme et il dévore aussi tous les livres qu'il trouve sur son chemin. Sa progression intellectuelle est prodigieuse, ce qui l'amène à réussir sans grandes difficulté le concours d'entrée à l'Ecole Normale de Bouzaréah. Un lieu mythique qui a vu passer des générations d'enseignants qui ont marqué l'histoire de l'Algérie et qui fait dire à Mouloud Feraoun tout son bonheur en l'intégrant : «Je me revois en ce jour lointain de rentrée où j'y arrivais avec ma valise neuve, dans mon costume neuf, porteur d'une immense joie». Dans cet antre du savoir pédagogique, Feraoun rencontre Emmanuel Roblès qui comptera dans sa future carrière d'écrivain car il deviendra son éditeur au Seuil. A l'Ecole Normale, l'apprentissage et de nouvelles lectures s'ajoutent à sa formation. Sa participation au journal de l'école lui donne des idées d'écrire. Il obtient son premier poste d'enseignant en 1935, à Taourirt Aden, située à quelques encablures de Tizi Hibel, son village natal. C'est dans ce contexte, un peu trouble d'un pays bouillonnant que Feraoun fait la rencontre d'Albert Camus à Tizi Ouzou. Ce dernier, envoyé par Alger Républicain dans la région pour une série de reportages, se trouve presque nez à nez avec Feraoun qui l'observe faire son travail sur le terrain, près du marché de la ville de Tizi Ouzou. Certes, ils ne vont pas se parler, mais Feraoun lira quelques jours après la série d'articles consacrés à la région et intitulé, «Misère de la Kabylie ou la Grèce en haillons». Le propos de Camus est sans appel sur les conditions de vie difficiles et sur la situation en Kabylie, mais Feraoun n'est pas satisfait car il trouve les reportages peu profonds, naviguant sur la surface des choses. Mouloudd Feraoun profite de ce retour au pays natal pour se marier avec sa cousine Dehbia. Comme il reste un homme atypique, ses élèves découvrent avec beaucoup d'amusement que la femme du professeur suit les mêmes cours qu'eux. Il fera la même chose plus tard avec sa fille Djegdjiga en la mettant dans une classe de garçons. Chez lui, on ne badine pas avec l'instruction. Feraoun, qui reste très attentif par ailleurs à tout ce qui s'écrit sur l'Algérie, travaille consciencieusement à une ébauche de roman autobiographique. Pendant de longues nuits, il noircit des cahiers d'écoliers qui lui font traverser les affres de la deuxième guerre mondiale. Dans cette épreuve de longue haleine, il veut surtout rompre avec l'algérianisme pro-colonial de Louis Bertrand et l'Ecole d'Alger de Camus et Audisio. Il écrit avec une âme profondément algérienne qui charrie une sensibilité nourrie par une histoire vieille de deux mille ans et une culture toujours vivante, forte de sa tradition orale. Le Fils du pauvre, comme le raconte si bien dans son essai José Lenzini, consacre la naissance d'une école littéraire. D'où la difficulté de le placer dans une maison d'édition qui a pignon sur rue. Même l'éditeur Edmond Charlot à Alger, véritable dénicheur de talent, refuse son manuscrit. Ce roman connaît une double vie. D'abord publié à compte d'auteur, il va attirer l'attention et les prix littéraires. Ensuite, il sera repris par les éditions du Seuil, mais dans une version un peu remaniée. Son entrée en littérature ne lui fait pas perdre sa lucidité et sa réserve sur les chimères du monde de l'édition. Il reste en dehors de la tourmente, avec une âme déterminée et une exigence à toute épreuve. Feraoun ne perd pas de vue sa carrière d'enseignant. Au gré des affectations et des promotions, le voilà directeur d'école à Larbaâ N'ath Irathen (ex-Fort National). Mais il doit revoir ses ambitions à la baisse car les moyens ne suivent pas les attentes de la population. Il trouve des solutions alternatives en instaurant la double vacation des classes pour scolariser tous les enfants. La guerre de libération qui surprend tout le monde l'incite à tenir un journal où il consigne les choses vues et entendues en leur donnant un éclairage pertinent qui ne cède rien à la rigueur et aux bons sentiments. José Lenzini, dans son essai, analyse la pensée de Feraoun, en lui donnant un ancrage historique et une profondeur politique qui le place dans la position du visionnaire. Après les brimades subies à Larbaâ N'ath Irathen, Feraoun s'installe à Alger, à El Madania. Il arrive au mauvais moment car la capitale connaît sa bataille la plus sanglante. Feraoun rencontre les mêmes difficultés dans son travail à cause du manque de moyens et de l'état de siège. Il travaille dans l'urgence et s'en sort pas mal au moment où tout le monde l'attend au tournant. Il reçoit même des propositions qu'il juge indécentes de la part du gouvernement français pour le compromettre et le manipuler. Cette biographie de José Lenzini est vraiment à saluer et à lire car elle recèle une richesse incontestable qui redonne à Mouloud Feraoun sa véritable stature d'homme de culture, d'écrivain précurseur et majeur. Son engagement en faveur de l'Algérie et de son peuple apparaît plus clair à travers cette biographie pour les sceptiques de tous bords. José Lenzini, Mouloud Feraoun, Un écrivain engagé, Solin-Actes Sud, mai 2013.