Dans les années cinquante, il n'était pas rare de côtoyer, dans les amphithéâtres de la Sorbonne, des bonnes sœurs coiffées d'une cornette : personne n'y trouvait rien à redire. Il était également fréquent de croiser dans les rues des prêtres vêtus d'une soutane noire, comme il arrivait d'être bloqué quelques instants, lors d'une fête religieuse, par une procession de chrétiens : personne n'y trouvait rien à redire. Mais il a suffi à Sirine de porter un bandeau frontal qui laissait apparaître les deux tiers de sa chevelure et une jupe longue pour que, sur décision du conseil de discipline, où siégeait une majorité d'enseignants de gauche, elle soit interdite de cours, puis renvoyée. Cité en ouverture du très riche dossier, Islamophobie(1), que publient deux sociologues, Abellali Hajjat, professeur à l'université Paris-Ouest Nanterre, et Marwan Mohamed, chargé de recherche au CNRS, l'exemple de Sirine illustre parfaitement l'origine de l'islamophobie : loin d'être spontanée, l'hostilité à l'égard de Sirine est la manifestation d'une attitude socialement conditionnée, qui résulte de la construction politico-médiatique d'un «problème musulman». Il y a une trentaine d'années, les musulmans, comme tels, n'existaient pas. Existaient les immigrés, dont certains dirigeants, tel V. Giscard d'Estaing, redoutaient «l'invasion». L'invasion ne s'est pas produite, mais les «élites» françaises, qui ne raisonnent plus depuis longtemps en termes de classes, ont découvert ou plutôt décidé, lors des grèves ouvrières de 1982-1983, que ces immigrés étaient musulmans. Protestant contre les licenciements massifs dont ils étaient victimes, les travailleurs maghrébins de Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy revendiquaient, en effet, d'être traités comme leurs camarades français. Le patronat prétendit qu'ils étaient manipulés par des fondamentalistes venus du Moyen-Orient et insista lourdement sur leur appartenance religieuse. Des ministres socialistes reprirent à leur compte ces accusations — le ministre de l'Intérieur dénonça «des grèves saintes, de musulmans, de chiites et la presse, en publiant jour après jour des photos de fidèles en prière, conforta l'interprétation religieuse des grèves. Un patronat qui stigmatise une révolte ouvrière en la taxant d'intégriste, des médias qui multiplient les articles agressifs sur l'Islam, un pouvoir politique qui fait des musulmans une catégorie dangereuse, à surveiller : c'est «une nouvelle vision du monde social qui se déploie, écrivent les auteurs, où l'appartenance religieuse est censée déterminer le comportement individuel et collectif… La construction du ‘‘problème musulman''»… s'explique avant tout par la convergence idéologique entre «élites patronales, politiques et médiatiques». Une convergence qui, depuis plus de trente ans, ne cesse de s'affirmer. Convaincus qu'il y a une essence du musulman, les politiques se demandent dans quelle mesure ils peuvent être français, remettent en question le droit du sol (Commission sur la nationalité, Commission sur l'identité nationale) et chargent le HCI (Haut conseil à l'intégration) de veiller au respect de la laïcité. Un HCI qui, après avoir déclaré que la loi de 1905 garantissait l'expression religieuse des élèves dans les écoles, affirme aujourd'hui le contraire : entre-temps, son personnel a été renouvelé. L'étau ne cesse de se resserrer autour des (présumés) musulmans. Interdit dans les écoles, le voile, qui n'est le plus souvent qu'un simple foulard, le sera peut-être à l'université. Il l'est déjà, pratiquement, dans toutes les entreprises, les commerces, les services publics, même les services privés ( !) — les nounous qui accueillent chez elles des enfants à la journée n'ont pas le droit de le porter — et les agressions dans la rue contre les femmes voilées ne sont que rarement et mollement sanctionnées. Dans cette sorte de fixation haineuse et névrotique sur les musulmans, les médias jouent un rôle décisif et rivalisent dans le discrédit de l'Islam : Le spectre islamique ; Islam : les vérités qui dérangent ; L'Occident face à l'Islam — autant de titres qui attirent les lecteurs, sans parler des articles et des «témoignages» sur les femmes mariées de force, battues, violées, jetées à la rue avec leurs enfants, qui permettent aux patrons de presse et d'édition de réaliser d'énormes profits. L'islamophobie se développe d'autant plus librement que la plupart des «experts» médiatiques ont tout intérêt, pour accroître leur audience et mieux se vendre, à disqualifier l'Islam et les musulmans, et qu'en face, la contre-attaque est très rare et très molle : quel journal prendrait le risque de perdre des lecteurs en dénonçant le délire islamophobe de la société française ou les libertés que le pouvoir politique prend avec la laïcité ? Car il en prend, et révèle lui-même à quel point la laïcité est d'abord une machine de guerre contre les musulmans. Les bonnes sœurs qui interviennent dans les prisons le font toujours en habit de religieuses, et les départements d'Alsace-Moselle vivent encore sous les lois du Concordat, qui associent dans la gestion des écoles les églises chrétiennes et l'Etat. Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, qui s'indigne que des musulmanes portent le hijab, se réjouit que «les juifs de France, eux, «puissent porter avec fierté la kippa»(2).
1- La Découverte, 2013. 2- www.lepoint.fr, 24 septembre 2012.