L'auteur en livre ici une approche psychanalytique, et propose de le renommer par le terme « islamoparanoïa », désormais cliniquement plus pertinent que celui d' « islamophobie ». La peur irrationnelle de l'islam qui a gagné l'ensemble du monde occidental après la tragédie du 11 septembre 2001 a pris en Europe une forme particulière que le terme mondialisé d' « islamophobie » tend à occulter. Le Vieux Continent est en effet traversé par une crise symbolique et narcissique qu'il tente de résoudre par un combat cliniquement délirant contre un Islam fictif. Dès lors, l' « islamophobie » est une erreur de diagnostic : « islamoparanoïa » est le vrai nom de ce qui est désormais devenu un nouveau « malaise dans la civilisation » européenne(1). Et cette nouvelle pathologie collective exige une réponse militante spécifique. Le terme « islamophobie » est bien commode. Il permet de situer le racisme antimusulman dans la galaxie des « xéno-phobies » racistes traditionnelles, aux côtés de l' « homophobie », de la « judéophobie », de l' « arabophobie », etc. De fait, en France, quand il est reconnu, il n'est souvent perçu que comme un nouvel avatar du vieux racisme anti-maghrébin, réactualisé, voire aggravé, par la crise économique et sociale européenne et par le choc de l'effondrement des tours jumelles de New-York. Comme lui, il ne serait alors qu'une manœuvre de « diversion » du gouvernement face à son impuissance à réguler la crise de la dette, le chômage, l'insécurité, l'immigration et autres problèmes socio-économiques. Cette approche classique laisse pourtant irrésolus certains paradoxes. Comment expliquer que ce rejet de l'islam ait contaminé l'ensemble de la classe médiatique, intellectuelle et politique, de l'extrême droite à l'extrême gauche, y compris la gauche antiraciste et altermondialiste ? Des enjeux électoralistes suffisent-ils à expliquer que la France, ensuite imitée par d'autres nations européennes, vote des lois d'exception antimusulmanes, invoquant et simultanément violant ses propres valeurs républicaines (lois « anti-voile » , « anti-burqa », « anti-minaret », et bientôt le nouveau « code de la laïcité ») ? L'ampleur, l'intensité et la déraison de cette haine de l'islam signent qu'il s'agit non pas d'un racisme en plus, mais d'un racisme à part, que l'islamophobie rompt avec les traditionnelles xénophobies, et qu'il est temps de questionner la structure spécifique de rejet qui la sous tend. Il s'agit de prendre l' « islamophobie » européenne au pied de la lettre, en la considérant comme un syndrome clinique. L'enjeu est politique. De la pertinence du diagnostic dépend l'efficience de la thérapeutique : on ne soigne pas de la même façon un phobique, une hystérique ou un paranoïaque. « ISLAMOPHOBIE » : UNE ERREUR DE DIAGNOSTIC Le terme « phobie » - du grec phobos, crainte - désigne cliniquement une peur irrationnelle. Il existe en ce sens bien en Europe une phobie de l'islam et des musulmans. Doit-on pour autant parler d'islamophobie ? Le terme laisse entendre que la phobie est le symptôme central du racisme antimusulman, qu'il assimile ainsi à une « névrose phobique » collective. Or une phobie peut n'être qu'un symptôme parmi d'autres dans des affections psychiques très différentes de la névrose phobique. La psychopathologie distingue en effet traditionnellement trois grandes catégories de troubles mentaux : les névroses, qui sont au nombre de trois (hystérique, phobique, obsessionnelle) ; les psychoses (la schizophrénie, la paranoïa et la maniaco-dépression) ; enfin les perversions. Pourquoi, dès lors, ne parlerait-on pas d'islamo-hystérie ou d'islamo-paranoïa ? Le phobique est pacifique, l'"islamophobe" est violent. Le signifiant « islamophobie » participe d'une certaine banalisation de la haine de l'islam. Des névrosés phobiques, nous en connaissons tous, et peut-être en sommes nous : l'éreutrophobe rougit en public, l'arachnophobe a peur des araignées, l'agoraphobe de la foule. Tous sont fondamentalement pacifiques : confrontés à l'objet de leur angoisse, ils prennent la fuite ! Les musulmans pourraient donc se réjouir si n'étaient que des islamophobes en Europe : ces derniers, croisant dans la rue une burqa ou une longue barbe en jellaba, se contenteraient de changer de trottoir. Et chacun poursuivrait tranquillement son chemin ! Or ce à quoi nous assistons aujourd'hui est radicalement autre : c'est au contraire les musulmans que l'on somme de changer de trottoir, et même plus encore de ne marcher nulle part, de disparaître de toute visibilité publique : pas de voilées studieuses dans nos écoles, pas de « burqas » dans la rue, pas de fonctionnaires voilées dans l'administration publique, pas de mamans en couvre chef accompagnant les sorties scolaires, et bientôt, avec le « nouveau code de la laïcité », pas de salariées voilées dans les entreprises privées, jusqu'à ce qu'on en vienne peut-être un jour à réaliser le rêve du Ministre de l'intérieur Claude Guéant : interdire le voile aux usagers des services publics ! Pas de minarets qui ne dépasse, de mosquées ailleurs que dans les caves, pas de fidèles priant dans les rues, pas de musulmans dans les postes à responsabilité des entreprises. Ce racisme se distingue des racismes traditionnels en ce que cette persécution scopique, sociale et symbolique n'est pas simplement le fait d'individus isolés ou de groupes populistes, mais est institutionnalisée, et partant légitimée, par les Etats eux-mêmes : les lois d'exception antimusulmanes correspondent, psychiquement, à des passages à l'acte hétéro-agressifs collectifs. Une telle violence agie est incompatible avec le pacifisme propre à la névrose phobique comme d'ailleurs à toute névrose : la permanence, dans ces affections, d'une conscience surmoïque, les protège du passage à l'acte. En Europe, les xénophobies traditionnelles - homophobie, judéophobie, arabophobie - subsistent ainsi davantage comme discours ou pensées, fussent-elles inconscientes, que comme actes. Le long combat des élites contre ces racismes a créé un surmoi social fixant des limites symboliques à la haine. Mais pour le racisme antimusulman, ce surmoi social est désormais aboli, car les élites sont elles-mêmes devenues les principales instigatrices de la haine de l'islam. Désinhibé, le discours autorise alors tous les passages à l'acte. Le phobique est conscient de lui, l'"islamophobe" est dans le déni. Si le névrosé phobique est non-violent, c'est que, comme tout névrosé, il est conscient du caractère irrationnel de sa peur. Il reconnaît ainsi sans difficulté sa pathologie : « je suis agoraphobe, claustrophobe, etc. ». Certes, l'homophobe ou le judéophobe font rarement cet aveu. Ils reconnaissent pourtant indirectement leur affection sous la forme de la dénégation : « je n'ai rien contre les juifs/les homosexuels, mais … ». Ils admettent, de fait, l'existence et le caractère moralement condamnable de ces racismes. Cette dénégation du xénophobe est fort différente du déni du raciste antimusulman : ce dernier nie tout bonnement l'existence d'un racisme visant l'islam et les musulmans, et refuse d'ailleurs de lui donner un nom. En témoignent les violentes résistances que suscite le terme « islamophobie » dans le discours politico-médiatique, et jusqu'aux organisations antiracistes et de défense des droits de l'Homme (2) . Pourtant, aucun autre terme plus adéquat ne nous est proposé. Or pour l'Homme, être parlant, ce qui n'est pas nommé n'est pas reconnu. L'argument dominant selon lequel le terme abolirait le droit légitime à une critique discursive de la religion musulmane - là où les mots antisémitisme, judéophobie, homophobie n'ont jamais posé problème - est absurde, puisqu'une phobie est par définition une peur irrationnelle. Quant à la thèse, largement répandue, selon laquelle « islamophobie » aurait été inventé par les mollahs iraniens ou les islamistes, elle nous oriente déjà vers un certain versant de la psychose : la paranoïa. « Islamophobie » est donc une erreur de diagnostic . En 1924 (3) , Freud différenciait les névroses – dont la phobie – des psychoses par le type de conflictualité : conflit intrapsychique pour le névrosé, entre les désirs du ça et les exigences morales du surmoi, conflit externalisé chez le psychotique, entre son moi et le monde extérieur. Pour la rhétorique antimusulmane, l'abolition de tout surmoi social, la certitude délirante que l'islam constitue non une menace interne, irrationnelle, mais un danger réel, externe – le musulman reste perçu comme un Autre, un éternel Etranger – attestent que nous sommes dans un fonctionnement non pas névrotique mais psychotique. C'est dire que le racisme antimusulman n'est pas une xénophobie, au sens clinique du terme, et que donc sa structure est distincte des racismes usuels, y compris du racisme antimaghrébin. C'est dire aussi qu'il ne relève pas non plus des autres catégories de la névrose que sont l'hystérie ou la névrose obsessionnelle. Il reste à déterminer de quel type de psychose il s'agit. L'ISLAMOPARANOIA : UN DELIRE COLLECTIF DE PERSECUTION Si « islamophobie » ne permet pas de penser la haine de l'islam, c'est parce que la « phobie » de l'islam n'en est qu'un symptôme secondaire. Ce racisme s'organise autour d'un symptôme beaucoup plus inquiétant : un « délire » sur l'islam et les musulmans. Dans l'imaginaire collectif de plus d'un Européen, cette religion reste perçue, consciemment ou inconsciemment, comme archaïque, violente, intolérante, misogyne, antidémocratique, transgressant les lois républicaines, vision que certains intellectuels n'hésitent plus à verbaliser explicitement. La réalité de l'islam n'a rien à voir avec cette fiction. L' « islam » est en soi un hymne à la « paix », l'étymologie de son nom même la liant au « salam » - paix - par quoi les croyants réels se saluent. La « chari'a » signifie simplement que l'islam est une religion de la Loi et du Droit universels, et que partant, « être musulman » et « être délinquant » sont des réalités logiquement incompatibles. Les sempiternelles affaires de « voile islamique » témoignent de la réussite de l'intégration : les femmes voilées veulent désormais étudier et travailler comme toute citoyenne moderne. Et dans les familles, les enfants sont exhortés à investir l'école républicaine au nom de l'injonction coranique à la quête du savoir : « recherchez la science jusqu'en Chine ! », exhorte un célèbre hadîth prophétique. Le déni plutôt que l'ignorance. Dans un texte majeur, Freud a défini le « délire » comme la « création d'une nouvelle réalité », imaginaire, là où la réalité a été « perdue, déniée » (4) . La doxa politico-médiatique se caractérise précisément de ce « déni » de la réalité théologique de l'islam et de la réalité vécue des musulmans, dont elle ne veut strictement rien savoir. Ainsi, en 2003, lors de la Commission Stasi, chargée de statuer sur la question du voile à l'école, l'une des premières personnes auditionnée fut la romancière Chahdortt Djavann, venue parler … de l'islam iranien ; les deux seules jeunes femmes voilées de France auditionnés le furent in extremis, au terme des quatre mois d'auditions, et alors que le rapport des « sages » - qui aboutit à la loi anti-voile de 2004 - avait déjà été rédigé ! Mais le « déni » doit ici surtout être entendu au sens freudien de ce terme, comme mécanisme de défense propre aux psychoses. Il ne se réduit alors pas à l'ignorance ou au simple refus de connaître. Il est, plus radicalement, une inaptitude intellectuelle à comprendre quoi que ce soit d'une réalité, quand bien même cette réalité est donnée. C'est pourquoi le déni de la réalité de l'islam subsiste même chez certains érudits, journalistes arabisants ou islamologues. De puissants mécanismes inconscients de résistance contrarient la volonté - fût-elle sincère – de comprendre. En France, lors du débat sur le voile intégral, des femmes le portant furent invitées sur les plateaux télévisés. S'exprimant parfaitement dans la langue de Voltaire, expliquant que leur démarche était strictement spirituelle, non prosélyte – en somme de parfaites individualistes hypermodernes – rien n'y a fait : la prégnance scopique de ces "fantômes noirs", réveillant les angoisses archaïques des monstres de nos enfances, hypnotisaient tant le regard que les oreilles se fermaient, sourdes au discours citoyen. Certes, lorsqu'un Tariq Ramadan, scopiquement plus présentable, surgit à la petite lucarne, chacun s'accorde à reconnaître que cet intellectuel parle le langage de la Raison et de la République. Mais ici, aux imagos primaires se substituent les mécanismes interprétatifs de la paranoïa, laissant entendre qu'existe un « autre Tariq » tenant aux fidèles de l'islam un autre discours : le fameux « double discours ». Il ne suffit donc pas de montrer le « vrai visage » de l'islam : quoi qu'on dise sur l'islam, nous sommes dans l'impasse de la déraison. Le délire plutôt que la phobie. En lieu et place de cette réalité perdue de l'islam, le délire islamophobe a reconstruit un « musulman métaphysique » (Raphaël Liogier) et un « islam imaginaire », qui n'existent nulle part, et auquel le journaliste Thomas Deltombe a consacré un ouvrage édifiant (5), montrant qu'il est le seul discours médiatique sur l'islam depuis des décennies . La « phobie » de l'islam est alors un symptôme secondaire venant qualifier ce délire : on peut en ce sens parler de « délire islamophobe » mais pas d' « islamophobie ». C'est d'ailleurs sous cette forme adjectivée que l' « islamophobie » a fait son entrée dans la littérature française, le peintre Etienne Dinet parlant, dès 1922, de « délire islamophobe » au sujet d'une biographie du Prophète (6). Ce délire clinique invalide tout diagnostic d' « islamophobie », car le névrosé phobique ne délire jamais. Freud a en effet fait de la « perte de la réalité » - autrement dit du délire - le propre de la psychose et ce qui la différencie de la névrose. Nous sommes donc bien dans le registre de la psychose. Si ce diagnostic est resté jusqu'à présent inaperçu, c'est que le délire antimusulman est discret. Il n'a rien du délire bruyant, incohérent, dissocié, du schizophrène. C'est au contraire le délire parfaitement structuré, logiquement cohérent, du paranoïaque. N'est ce pas en effet au nom de la Raison républicaine que la France a voté les lois liberticides contre le voile et le voile intégral, invoquant à cette fin la laïcité et l'égalité des sexes ? Pourtant, si on est attentif aux mots employés pour parler de l'islam, on s'aperçoit vite qu'ils relèvent davantage du registre linguistique du paranoïaque que de celui du phobique. On laisse entendre que les musulmans de France seraient « manipulés » par des « groupes islamistes », certains « secrets », d'autres connus, mais, tels l'UOIF, tenant un « double discours ». Ces « comploteurs » « testent » les capacités de résistance de la République au travers de revendications liées au voile, à l'alimentation halal ou par l' « occupation » des lieux publics par les prières de rue. La rhétorique antimusulmane n'est donc pas une « islamophobie », mais une psychose paranoïaque collective de persécution à l'endroit de l'islam et des musulmans. Partant, il convient désormais de substituer au terme « islamophobie » celui d'« islamoparanoïa ». Notes : (1) Malaise dans la civilisation est le titre d'un célèbre ouvrage de Sigmund. Freud, publié en 1929. Le titre original est désormais parfois traduit par Malaise dans la culture (Paris, PUF, 1995). (2) Le terme a été aboli, « forclos », par la LICRA, le HCI, la CNCDH, par Dominique SOPO, Président de SOS Racisme. Il fait débat encore à la LDH, et n'a été adopté que par une courte majorité au MRAP en 2004. (3) S. Freud., « Névrose et psychose » (1924), in Œuvres Complètes, tome XVII, Paris, PUF, 1992 p. 3-7. (4) S. Freud, « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose » (1924), in Œuvres Complètes, tome XVII, Paris, PUF, 1992 p. 39. (5) T. Deltombe, L'islam imaginaire. La construction médiatique de l'islamophobie en France, 1975 – 2005, Paris, La Découverte, 2005. (6) E. Dinet, S. Ben Ibrahim, L'Orient vu de l'Occident, Paris, Piazza-Geuthner, 1921. Les auteurs qualifient de « délire islamophobe » une biographie du Prophète Mohamed écrite par le père jésuite Lammens. ----------------------- LA DERELICTION DU LANGAGE ISLAMO-REPUBLICAIN Face à la difficulté du repérage clinique de la paranoïa, du fait de sa cohérence logique, le célèbre psychiatre-psychanalyste Jacques Lacan a défini un nouveau critère diagnostique de la psychose : « la présence de troubles du langage » (7). Le néologisme en est le prototype : le délirant a besoin de créer de nouveaux mots pour penser et communiquer la néo-réalité imaginaire qu'il est le seul à vivre. Mais dans un délire collectif, les sujets possèdent déjà une langue commune, qu'ils réutilisent en la subvertissant de sa signification originelle. Et l'islamoparanoïa est précisément cela : un révisionnisme sémantique systématique des signifiants fondateurs de la République et de l'islam. La « laïcité » a subi une terrible inversion sémantique qui en fait désormais le plus perverti des concepts républicains. L'article premier de la loi de 1905, dite de séparation des Eglises et de l'Etat, l'avait défini comme une obligation de l'Etat, requis d' « assurer la liberté de conscience » et « le libre exercice des cultes », lesquelles supposent la liberté d'expression religieuse des citoyens, y compris par le port de tenues et signes religieux dans l'espace public. Cette obligation s'est inversée en quelques années, la laïcité devenant un devoir incombant aux seuls citoyens, sommés d'être « neutres », désubjectivés, d'exercer leur liberté religieuse dans le seul domaine où elle n'a plus de sens, parce qu'elle va de soi : la « sphère privée ». Dérive totalitaire transformant les citoyens en marionnettes désubjectivées, malléables à merci. Le « voile » islamique (hijab) a subi une inversion sémantique similaire. Le drame de la loi anti-voile de 2004 n'est pas tant d'avoir interdit le port d'une tenue traditionnelle que d'avoir nié que cette tenue en soit une en en faisant un « signe religieux ostensible ». La signification du voile s'en est, depuis, trouvée inversée : il ne sert plus à « voiler, cacher » (hajaba) une partie du corps – avec ce que tout vêtement signifie d'un rapport au corps et à la sexualité dont chacun est libre en démocratie, y compris les adolescentes – mais, avec l'adjectif quasi néologique « ostensible », à « montrer, exhiber » son appartenance religieuse ! Ce révisionnisme a ouvert la porte à nombre de dérives. Au début de l'année 2010, au lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen, des lycéennes se sont retrouvées exclues de cours, sans grand émoi dans l'opinion publique, au seul motif qu'elles étaient habillées, ont expliqué les responsables pédagogiques, de « longues robes noires » : décider que devient « signe religieux ostensible » tout vêtement en usage dans tel groupe religieux, c'est ce que, dans le jargon psychiatrique, on nomme précisément un « trouble du langage ». On peut multiplier à l'envie le répertoire de cette déréliction du langage dans le discours sur l'islam. La « chari'a », nom de la Loi en islam, correspond, dans l'imaginaire collectif, à une Anti-Loi, une Loi antinomique, autorisant la décharge sans limites de toutes les pulsions sexuelles et agressives de l'homme (polygamie, répudiation et lapidation des femmes, main coupée du voleur, meurtre de l'infidèle). On s'obstine à traduire « jihâd » par « guerre sainte », quand bien même les islamologues s'épuisent à rappeler qu'il signifie littéralement « effort » vers Dieu, que l'archétype en est, conformément à un célèbre hadîth, le « Grand Jihâd », la lutte spirituelle contre l'égo passionnel. Quant à la religion musulmane, le psychanalyste Fethi Benslama constate même qu'il n'existe plus, depuis la fin des années 90, de signifiant pour la désigner : le terme « islamisme », qui depuis le XVIIe siècle avait cette fonction, a été confisqué au profit de la nomination des mouvements politiques activistes et extrémistesii. Ne subsiste, partant, qu'un terme fourre-tout, « islam », lieu de tous les malentendus, désignant, selon le contexte, le dogme, les peuples, la civilisation, voire les dérives extrémistes (8)de cette foi, et qui, in fine, est devenu le nom d'un frisson. L'ensemble de ces dérives sémantiques explique qu'il n'est plus possible de parler sereinement de l'islam dans l'espace social, le langage perverti nous plongeant d'emblée dans le malentendu. L'« ISLAMOPARANOIA » : LA CRISE SYMBOLIQUE DE L'OCCIDENT Ce négationnisme linguistique nous indique que nous sommes bien dans le processus d'exclusion propre aux psychoses, celui que Lacan, par opposition au « refoulement » névrotique, a théorisé, dans une thèse devenue célèbre, comme « forclusion du Nom-du-Père » (9). Le psychanalyste indique par cette expression que le sujet délirant se met à décompenser au moment où il rencontre dans sa vie des signifiants liés au registre sémantique de la paternité en tant qu'il est le registre de la Loi symbolique. Ces signifiants, inassimilables pour son psychisme, en sont alors « forclos », exclus. Or l'islamoparanoïa se réactive précisément chaque fois qu'un fait d'actualité amène la conscience "occidentale" à rencontrer en l'islam cette dimension patriarcale de la Loi : en témoignent la récurrente butée sur la question de la chari'a, mais aussi sur les interdits sexuels (le voile), les obligations rituelles (prière du vendredi, construction de mosquées), les interdits alimentaires (le halal, l'alcool). Les élites européennes sont ainsi devenues psychiquement incapables de concevoir que des femmes puissent décider librement de fixer des limites à leur propre sexualité en se voilant, par quoi elles signifient aux hommes que s'ils veulent avoir quelque commerce sexuel avec elles, ils devront en passer par la Loi symbolique, à savoir le mariage. Dès lors, intellectuels, politiciens et médias n'ont d'autre possibilité que de délirer en voyant dans le voile un symbole de soumission, subi ou inconscient, ou un signe prosélyte. Les mêmes ne peuvent non plus admettre que des hommes soient à ce point animés de spiritualité qu'ils préfèrent se prosterner, faute de place dans les mosquées, dans des rues sordides, plutôt que de renoncer à l'obligation rituelle de la prière du vendredi. C'est, énoncent-ils doctement, un geste d'affirmation identitaire, alors qu'au contraire, pour la majorité des fidèles, prier dans ces conditions constitue une humiliation narcissique. Nous vivons dans des sociétés post-modernes, marquées par ce que le psychiatre-psychanalyste Charles Melman nomme le « libéralisme psychique »(10), où plus aucune limite ne doit venir contrarier le désir, autrement dit l'assouvissement des pulsions sexuelles, scopiques (désir de voir et d'être vu) et alimentaires. Partant, une religion, qui tel l'islam, continue d'articuler ces pulsions aux interdits d'une loi morale est devenue pour beaucoup incompréhensible, inassimilable, forclose. Et c'est pourquoi son nom même - tout comme le nom de son rejet - est désormais forclos, aboli, ce qui conduit Fethi Benslama à l'écrire désormais en le barrant : islamisme (11). Il y a donc bien un « choc des civilisations » : non pas, cependant, entre l'Islam et l'Occident, mais au sein de la civilisation occidentale, qui a mis en œuvre, assez récemment, une « nouvelle économie psychique » (12), liée à la fin des idéologies, au désenchantement du monde et à la déchristianisation. Dans cette « société du spectacle », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Guy Debord, où l'idolâtrie de l'image et de l'émotion s'est substituée au Verbe des religions monothéistes – en tant que Logos grec, simultanément « parole » et « raison » -, une religion qui demeure symboliquement structurée par l'interdit de la représentation et le primat de la raison est devenue anachronique. L'islamoparanoïa n'est peut-être alors qu'un nom de la « psychose sociale », cette « actualité paranoïaque » (13), qui en tant que nouveau « malaise dans la civilisation » a pris la place de la névrose sociale de jadis. Au pessimisme de Freud voyant l'Homme réduit à l'insatisfaction du fait de la loi morale et religieuse succède désormais, à l'inverse, la promesse d'un bonheur absolu faite par l'économie et les techno-sciences, où la jouissance sans limites a remplacé le désir en tant qu'articulé à la Loi. L'ISLAMOPARANOIA : LA CRISE NARCISSIQUE DE L'EUROPE Pourtant, ce libéralisme psychique, qui est le fondement du libéralisme économique, concerne l'ensemble du "monde occidental" et ne suffit pas à expliquer la rupture que constitue l'islamoparanoïa européenne avec l'islamophobie américaine. Certes, la permanence d'une forme sentimentale de la religiosité au pays de l'Oncle Sam y maintient un certain ordonnancement pseudo-symbolique, pseudo-patriarcal, du lien social, et rend la présence de l'islam moins anachronique. Mais si cette crise du symbolisme est plus marquée dans la vieille Europe, c'est qu'elle se traduit, s'historicise, par une crise narcissique identitaire. Pour le comprendre, il importe de repérer la nature de l'angoisse inconsciente sous-jacente à cette islamoparanoïa. Un sondage IFOP pour Le Monde, paru en décembre 2010, nous la dévoile sans ambiguïté : l'islam est, pour plus de 40% des Français et des Allemands, « plutôt une menace pour l'identité de notre pays ». Une telle angoisse identitaire est propre au psychotique. Le névrosé ne se sent menacé dans son identité, même face au serpent ou à la foule qui l'angoisse. Le psychotique en revanche est taraudé par une angoisse mortifère, dite « de destruction » ou « de morcellement ». Là où chacun voit dans le miroir une image unifiée de soi-même, lui n'y voit qu'une image brisée, un corps morcelé, il a sans cesse peur de perdre son identité. Il a échoué à l'épreuve de ce que Lacan nommait le « stade du miroir », par laquelle chacun, normalement, se dote de la dose nécessaire et suffisante de narcissisme dont il a besoin pour vivre. Or c'est bien une telle crise narcissique, identitaire, qui s'exprime à travers l'islamoparanoïa européenne depuis le début des années 2000 et qui se cristallise autour du « débat sur l'identité nationale ». L'idée s'est répandue partout que l'islam menace l'identité nationale, risque d'éradiquer la démocratie, les valeurs républicaines, la laïcité, l'égalité des sexes. L'anéantissement de soi par invasion de l'Autre est devenu un thème récurrent : Marine le Pen assimile les prières de rue à « l'occupation du territoire », Claude Guéant juge que « l'accroissement du nombre de fidèles (musulmans) et un certain nombre de comportements posent problème », l' « islamisation de l'Europe » est devenue une certitude. Cette angoisse identitaire est nouvelle. Elle n'existait pas dans le racisme des années 70 ou 80 où l'immigré musulman, avec la fin du plein emploi, était perçu comme un simple rival économique, venant « manger le pain des français ». Nous sommes ainsi passés de l'islamophobie économique à l'islamoparanoïa identitaire. Le célèbre psychanalyste anglais Winnicott rassurait ses patients psychotiques en leur disant qu'ils n'avaient à craindre de personne une destruction d'eux-mêmes, puisque leur identité, ils l'avaient déjà perdue, ils étaient déjà morts psychiquement : l'angoisse de morcellement est la « la crainte d'un effondrement qui a déjà été éprouvé » (14). Cette thèse s'accorde parfaitement au constat fait par Raphaël Liogier, Professeur à Sciences Po Aix, Directeur de l'Observatoire du religieux, pour lequel « l'islamophobie » est devenue le « symptôme » d'une « décadence européenne » déjà consommée (15). Pour le sociologue, les années 2000 marquent un « tournant » où la « crise économique et sociale » de l'Europe des années 80 s'est mutée en une « crise symbolique », narcissique, liée à la globalisation. D'une part, à l'international, l'Europe a vu s'effondrer son autorité morale et politique – en témoigne le conflit irakien – au même titre que son économie, dépassée par l'Inde et la Chine. D'autre part, en interne, l'échec des différents processus d'unification (Euromed, Union Méditerranéenne, Constitution européenne) a créé des angoisses identitaires au sein des nations esseulées : chacune a pris conscience de son insignifiance en tant que nation sur la scène internationale. Et la France plus que tout autre, qui a en outre perdu son prestige intellectuel et culturel d'antan. La haine du musulman a alors pour fonction de restaurer le narcissisme brisé des nations européennes. Freud avait vu juste, qui définissait le délire comme une « tentative de guérison une reconstruction » (16) . Incapable de s'identifier positivement à une Loi symbolique commune au travers d'un Idéal collectif - religieux, moral, rationnel, juridique ou politique -, les peuples européens n'ont d'autre choix que de se doter d'une identité en négatif qui consiste à nier la Loi patriarcale de l'islam. Prenant la tête de la « croisée », la France cherche alors à retrouver sa position patriarcale de « Patrie des Droits de l'Homme » et des « Lumières », en votant, au nom de ces mêmes fondements symboliques, des lois d'exception contre les musulmans. LA « MUSLIM PRIDE » : UNE THERAPIE SOCIALE CONTRE L'ISLAMOPANOIA La renomination que nous proposons du racisme antimusulman par le terme « islamoparanoïa » en lieu et place de l' « islamophobie » a pour enjeu fondamental de définir une politique militante spécifique. Un diagnostic différentiel n'a de sens qu'à déboucher sur une thérapeutique différenciée. La « Muslim Pride », telle que l'a théorisée Raphaël Liogier dans son appel programmatique lancé en avril 2011 (17), nous semble en mesure d'incarner cette thérapie sociale qu'il est urgent et nécessaire de mettre en œuvre pour lutter contre l'islamoparanoïa. La voie de la guérison suppose que la France et l'Europe retrouvent confiance en leurs valeurs citoyennes, leurs lois et leurs institutions. Mais dans ce climat passionnel, irrationnel, où prime le déni de la réalité, les solutions qui passent par la voie de la raison sont d'emblée vouées à l'échec. C'est qu'on ne soigne pas le délirant en tentant de lui démontrer le caractère déraisonnable de son propos et de ses conduites. Dès lors, qu'il s'agisse de la négociation diplomatique avec l'Etat français, ou du combat juridique pour permettre aux jeunes filles et femmes voilées discriminées à l'école ou au travail de recouvrer leur droit, ou encore de la participation à des débats télévisés, où quoi qu'il dise, le musulman n'est là qu'à titre de bouc émissaire d'un spectacle de mise à mort, toutes ces stratégies défensives, si elles sont nécessaires, ne peuvent suffire à changer la donne.Il est par ailleurs indifférent au paranoïaque que son persécuteur se taise ou réagisse. S'il se tait, c'est la « preuve » qu'il « complote » en secret contre la République ! S'il se montre citoyen, il est accusé de tenir un « double discours » ! S'il manifeste son mécontentement, il est taxé de « communautariste » ! Seul un grand mouvement social fondé sur l'émotion sera à même de fixer des limites symboliques au déchainement des passions. La « Muslim Pride » propose ainsi de se jouer avec humour des préjugés sur l'islam et de substituer au « musulman métaphysique » les musulmans réels dans leur diversité sociale, ethnique, culturelle et cultuelle. Cette Muslim Pride sera d'abord culturelle, artistique, avant que d'être politique. Puisque la raison est impuissante à renouer le contact avec la réalité déniée de l'islam, peut-être l'émotion artistique y parviendra-t-elle, par l'entremise de la musique, d'expositions, de films, de pièces de théâtre, etc. L'enjeu est de taille : il s'agit pour les citoyens, quelles que soient leurs confessions ou absence de confessions et leurs orientation politiques, d'oser, à travers la défense de la pratique de l'islam, réhabiliter une certaine idée de la République et de l'identité européenne, celle où le lien social repose non sur l'exclusion – communautariste - du dissemblable, mais sur la reconnaissance de l'altérité, qu'elle soit sexuelle, religieuse, philosophique ou politique. La si souvent décriée fraternité islamique pourra t'elle s'unir à la si souvent oubliée fraternité républicaine ? Une « Muslim Pride » pour faire de « Liberté, égalité, fraternité » l'isthme qui conjoint l'Islam et la République ? Tout dépendra de l'aptitude des musulmans et de leurs grandes organisations à sortir de leur dépression collective, traumatique et réactionnelle à l'islamoparanoïa, où la honte d'être soi, l'aboulie de la volonté, l'apathie et l'inertie, les laissent depuis une dizaine d'années totalement impassibles face à la persécution institutionnalisée. Notes : (7) J. Lacan, Le Séminaire. Livre III : Les psychoses (1955-1956), Paris, Seuil, 1981, p. 106 : « on a toujours su définir le paranoïaque comme un monsieur susceptible, intolérant, méfiant et en état de conflit verbalisé avec son entourage. Mais pour que nous soyons dans la psychose, il y faut des troubles du langage ». (8) F. Benslama, La psychanalyse à l'épreuve de l'islam, Paris, Aubier, 2002, p. 75. (9)Thèse élaborée par Lacan au cours du Séminaire III : Les psychoses (op. cit.) et présentée sous sa forme achevée dans l'article majeur « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1957), in Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, pp. 531-583. (10)C. Melman, L'Homme sans gravité. Jouir à tout prix, Denoël, 2002. (11)F. Benslama, op. cit., p. 76. (12)C. Melman, La nouvelle économie psychique, Toulouse, Erès, 2009. (13)M. Czermak, « Peut-on parler de psychose sociale ? », in Patronymies, Masson, 1998. (14)D.W. Winnicott, « La crainte de l'effondrement », in La crainte de l'effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, p. 209. (15)R. Liogier, « Islam : a scapegoat for Europe's decadence. How Muslims have been taken hostage by Europe's most acute civilizational crisis since WWII », in Harvard International Review, janvier 2011. (16)S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa : Dementia Paranoïdes. (Le président Schreber) », in Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 2001, p. 315. (17) Lire l'interview donnée sur www.oumma.com le 13 avril 2011 : « La Muslim Pride selon Raphaël Liogier, plus qu'un état d'esprit, un véritable antidote contre l'islamophobie ambiante » (http://oumma.com/La-Muslim-Pride-selon-Raphael).