Même s'il a obtenu le prix des deux Magots en 1964, La rose de Büyükada, roman de Clément Lépidis, passa inaperçu ou presque. Pourtant, c'est un roman fabuleux dans le sens où il relève, à la fois, du merveilleux et de l'historique. Habituellement, ascètes et fous de Dieu s'isolent dans le désert et les montagnes pour vaquer à leur quête spirituelle. Les Soufis de l'âge classique islamique préféraient les grandes villes, comme Baghdad et Damas, pour donner libre cours à leur quête de l'absolu sans omettre de gêner, directement ou indirectement, le pouvoir en place. Cette fois-ci, Lépidis a choisi un autre lieu pour situer les déambulations de ses protagonistes, à savoir la mer et son monde fabuleux, plein de rebondissements. En changeant de lieu géographique, donc d'espace culturel, Clément Lépidis n'a pas manqué de renouer avec ses origines levantines : la Grèce et la Turquie en dépit de leur antagonisme ancestral ! Apparemment, il y a quelque chose dans cet Orient qu'il n'arrive pas à retrouver en Occident, son lieu d'exil. Pourtant, cette chose existe bel et bien, et à des degrés divers, sous toutes les latitudes, puisqu'il s'agit de la quête de l'absolu. Peut-on imaginer un être humain qui en soit dépourvu ? C'est le même thème, mais les variations se font au gré des hommes et de l'aptitude de chacun d'eux. C'est du Beethoven brodant le thème d'Anton Diabelli en 1822 pour en donner 33 variations, alors que ses pairs n'allaient pas au-delà de deux ou trois variations. Lépidis n'emprunte pas le chemin des ascètes et autres chercheurs de l'absolu dans la civilisation occidentale. Il préfère, au contraire, mettre le pas à la suite de ces Soufis du Moyen-Orient qui, en un seul poème, pouvaient renverser l'ordre des choses dans leur entourage direct. Ce n'est donc pas l'eldorado qu'il faut chercher sous sa plume, encore moins, le Saint-Graal du Moyen-Age chrétien ou la toison d'or à la manière des anciens Grecs. Mais bien la quête soufie telle qu'elle est développée dans la tradition islamique depuis le premier siècle de l'hégire. De quoi est-il question dans son roman La rose de Büyükada ? Dans un empire ottoman sur ses vieux jours, un poète de l'Anatolie, amoureux de la beauté dans cette existence, a l'habitude de composer un poème en l'honneur de chaque rose qui s'épanouit dans son jardin fabuleux. A sa mort, il aura composé 872 poèmes. Son disciple, un jeune de son village, est surtout attiré par un poème où le maître chante une rose bleue qui pousse dans les profondeurs de la mer de Marmara, au large des côtes turques. Celui-ci se met aussitôt à la recherche de cette rose, bravant ainsi les dangers de la mer en compagnie d'un marin, philosophe au naturel et grand buveur. Il est sur le point de renoncer à sa quête lorsque ce même marin lui force la main et l'exhorte à continuer sa poursuite mythique et métaphysique en même temps. Finalement, il revient bredouille chez lui avec l'idée que l'absolu existe pour de vrai, mais on ne peut l'atteindre ou le mettre dans sa besace. Cependant, la quête doit être poursuivie en silence, même si le résultat devait être le même à tout jamais. En règle générale, cette ruée vers les terres de l'absolu a toujours mis l'homme face-à-face avec le monde, et, bien sûr, face à sa propre condition en ce bas monde. Chez les Grecs, la recherche de la toison d'or qui mobilise, à la fois, force et raison, représente un chapitre important dans la vie de l'être humain. Il ne s'agit pas simplement de triompher de l'hydre qui garde, jalousement, la toison d'or tant recherchée par les monarques et les petites gens, mais, et c'est là l'essentiel, de triompher sur soi-même. Car, en parvenant à son but au cours de son combat titanesque, l'homme retrouve son équilibre même si sa relation avec le ciel n'est pas au beau fixe. Chez les chrétiens du Moyen-Age, la quête du Saint-Graal, reprise sous diverses formes depuis 1225, a quelques similitudes avec celle de la toison d'or. Cependant, elle fait sienne l'idée de rédemption qui est mise en relief au fur et à mesure. Il en est de même pour ces chercheurs de l'eldorado qui, au XIXe siècle, finirent par matérialiser leur quête en vue d'atteindre une terre promise faite de richesse et de bien-être. On le voit encore dans le cinéma américain qui a amplement développé ce sujet depuis les années 1920 du siècle dernier. En situant l'action de son roman dans un cadre marin, d'un côté, et durant les derniers jours de l'empire ottoman, d'un autre, Lépidis a doublement innové. Originalité du propos, pourrait-on dire, et absence de toute tracasserie politique. L'esprit qui sous-tend son roman renoue avec celui des grands soufis musulmans durant l'âge classique. La quête de l'absolu se fait douce, sans grand tintamarre. Ce qui pourrait nous paraître comme étant un combat inégal ne nous fait guère peur. Parfois, le combat est, directement, politique et religieux, d'autrefois, celui-ci se veut un combat d'ordre linguistique, en ce sens que le champ de bataille est transposé par les protagonistes eux-mêmes, sous une forme graphique. Les tournures métaphoriques déroutent les plus avertis d'entre les jurisconsultes proches du pouvoir. Al Niffari est passé maître dans ce type de combat dans ses fameuses stations. La partie adverse est là, on la devine sous tel trait stylistique ou autre, et le tout semble s'arrêter à ce stade. Dans le roman de Lépidis, le disciple admire les roses de son maître, et le voilà, tel un coursier débridé, qui se lance dans sa quête folle, mais qui constitue, en fait, sa raison d'être. A travers les écrits et le comportement de certains hommes exceptionnels, en Orient comme en Occident, ce type de galopade vers l'infini, ou ce qui est supposé infini, est toujours égal à lui-même. L'homme se cherche, arrive, parfois, à se situer ou, encore, à tourner en rond. Clément Lépidis nous l'apprend en réussissant un tour de force avec ce jumelage où l'Orient vient donner l'accolade à l'Occident. Et c'est déjà merveilleux en un temps de déchéance politique !